L’association qui protège

par | Nov 17, 2018 | Ethique, Fonction de direction, Organisation, Pédagogie, Education | 0 commentaires

Introduction

Ma première expérience de direction – avant d’être, dix ans durant, directeur général de la Sauvegarde de l’Enfant à l’Adulte d’Ille et Vilaine – s’est déroulée dans une Maison d’Enfants à Caractère Social : la « Maison Saint-Vincent ». J’étais le premier directeur laïc de cet établissement quelques 160 ans après sa fondation par Saint-Vincent de Paul lui-même dans les pâturages de Normandie.

Cet établissement avait une école privée qui accueillait, outre ceux que les villageois appelaient encore des « orphelins », des enfants internes ou demi-pensionnaires. Une éducatrice ayant de l’ancienneté me racontait que, lors d’une visite de l’inspecteur de l’Aide Sociale à l’Enfance, la mère supérieure entrant avec lui dans le réfectoire, avait dit : « Les enfants de la DDASS, levez-vous ! ». Cette anecdote relève de temps heureusement révolus mais elle est significative : Enfants protégés par Saint-Vincent de Paul, enfants de la DDASS, des filiations historiques se dévoilent. Ce sont elles qui marquent l’histoire des associations de protection de l’enfance.

Les éditions ESF m’ont confié, en 2008, pour leur « Guide de la protection de l’enfance », la rédaction du chapitre relatif à l’histoire de la protection de l’enfance. J’indiquais, dans l’introduction, que cette histoire tresse trois fils :

  • « La construction d’un droit positif en faveur de la protection de l’enfance. (…) ;
  • La construction d’une conception de l’individu dans ses rapports avec la société qui va de l’indifférenciation à l’individualisation. Ce fil concerne donc les rapports de chacun avec le collectif, les rapports de la famille avec la société, les rapports de l’enfant avec ses parents.
  • La construction de mouvements pédagogiques, fortement influencés par la médecine et la psychologie, qui modifient les pratiques sociales et éducatives à l’égard des enfants et les conditions de leur éducation. »

C’est dans cette trame que sont prises les associations de protection de l’enfance, trame qu’elles ont contribué à tricoter.

Je voudrais développer cette problématique de « l’association qui protège », c’est-à-dire, le rôle des associations dans le dispositif français de protection de l’enfance à partir de trois entrées :

  • Politique : la protection de l’enfant est une question démocratique où l’association joue un rôle.
  • Systémique : la protection de l’enfant met en jeu des interactions complexes où l’association est facteur de citoyenneté.
  • Morale : la protection de l’enfant convoque les grands principes du vivre ensemble où l’association est un catalyseur de bientraitance.

 

 

  1. La protection de l’enfant : une question politique
    L’association comme enjeu démocratique

En Afrique, on dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Cela signifie que nous devons mobiliser toutes les énergies disponibles, tous les adultes, les institutions qui font œuvre d’éducation. L’association peut jouer un rôle dans une forme de nouveau contrat social :

  • Postulat : Aucune partie prenante de l’éducation d’un enfant ne peut se suffire à elle-même

J’identifie quatre menaces à vouloir isoler les uns des autres les acteurs de la protection de l’enfant :

  • De nombreux services publics interviennent autour de l’enfant : l’Aide Sociale à l’Enfance, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la Protection Maternelle et Infantile, l’école, l’hôpital, etc. Confier la protection de l’enfant aux seules institutions étatiques nous expose au risque totalitaire. C’est le danger d’une police des familles qui imposerait un contrôle « d’en haut ».
  • La protection de l’enfance trouve ses origines dans des pratiques charitables – j’y faisais allusion en introduction avec Saint-Vincent de Paul – qui, aujourd’hui encore, se prolongent par les nombreuses initiatives privées qui activent la protection de l’enfance. Cependant, laisser la protection de l’enfance à la seule initiative privée se heurterait rapidement à la limite d’un engagement qui ne mobilise plus la Nation dans une ambition commune.
  • Les associations d’action sociale ou de solidarité sont des acteurs majeurs de la protection de l’enfance. Cependant, elles ne peuvent pas plus assumer seules un dispositif qui demande à la fois des moyens dont elles ne pourraient disposer sans subventions publiques et une dimension sociétale.
  • Enfin, il serait tout aussi toxique de reléguer la protection des enfants aux seuls parents. Les convoquer sur leur rôle de protéger leurs enfants sans tenir compte de leur situation est une impasse qui dédouane l’État de sa mission protectrice.

Aucune de ces quatre dimensions de la protection de l’enfant ne peut se jouer seule. Aucune de ces parties prenantes de la protection de l’enfant ne peut se suffire à elle-même : c’est leur interaction, leur capacité à agir ensemble et de concert qui est la première condition d’une protection des enfants dans notre société.

  • Conséquence : Mobiliser toutes les énergies disponibles

En conséquence, nous sommes tous mis au défi de nous mobiliser ensemble. Chacun sa place, son rôle à jouer ! Dans ces nécessaires synergies transversales à créer, entretenir et développer, il est essentiel que chacun ait bien une place où il est à la fois reconnu, respecté et mobilisé.

  • Perspectives : L’association au cœur d’un contrat social tripartite

Cette volonté, maintes fois réaffirmées dans le droit positif, confère un rôle particulier aux associations de protection de l’enfance. Elles pourraient être cet espace social où des citoyens refondent le contrat social.

Dans un contexte plus large que la seule protection de l’enfance, j’avais publié un texte intitulé « Pour une nouvelle triangulation du contrat social[1] » J’y évoquai le rôle des différents acteurs sociaux et leurs spécificités :

  • « Les usagers citoyens sont légitimes à revendiquer les réponses à leurs besoins ;
  • Les décideurs politiques sont investis de la légitimité à décider des actions (utilisation des fonds publics) ;
  • Les associations de solidarité ont, quant à elles, la légitimité à agir, à conduire les interventions sociales. »

Et je concluais : « C’est parce qu’elles prennent part à la délibération démocratique, fortes de leurs liens avec les usagers et leurs organisations collectives, que les associations de solidarité joueront leur rôle d’espace intermédiaire, de lieu de médiation sociale, indispensable au renouvellement démocratique de notre société. » L’association de protection de l’enfance doit ainsi se placer au cœur d’un contrat social tripartite entre l’État, les acteurs institutionnels de protection de l’enfant et les citoyens-bénéficiaires.

  1. La protection de l’enfant : Une question systémique
    L’association comme enjeu de citoyenneté

Prolongeons cette intuition en voyant comment l’association peut se saisir de cet enjeu de citoyenneté, c’est-à-dire être un laboratoire du vivre ensemble en articulant ces intérêts différents autour de l’enfant et de sa nécessaire protection.

  • Postulat : C’est la socio-diversité qui crée les conditions de l’éducation d’un enfant

L’enfant, pour grandir et s’épanouir, a besoin de références multiples et croisées. Sa liberté de sujet repose sur sa capacité à faire des choix non sur des conditionnements qui l’enfermeraient dans une voie unique. J’aime particulièrement ces paroles d’Emmanuel Mounier : « Par définition une personne se suscite par appel, elle ne se fabrique pas par dressage. »

Guider l’enfant dans sa capacité à faire des choix suppose de lui offrir une pluralité de valeurs structurantes pour sa vie, des principes de conduites pas trop univoques pour laisser ouvertes les pratiques, de lui permettre de se mesurer à des modèles différents, à des adultes différents, à des comportements différents, de lui adresser des incitations qui ouvrent le champ des possibles.

Cette diversité – que l’on peut nommer socio-diversité – suppose des intervenants pluriels, clairement différenciés entre eux, différenciés mais articulés. Ce qui fait cohérence dans cette socio-diversité, ce n’est pas l’uniformité des intervenants qui parleraient d’une seule voix, c’est la qualité de leur assemblage, la pertinence de leurs emboitements, et l’ajustement de leurs complémentarités qui fait système, système éducatif.

  • Conséquence : Développer des « coopérations conflictuelles »

En conséquence, les parties prenantes de la protection de l’enfant doivent tout mettre en œuvre pour permettre la confrontation des modèles et des acteurs. C’est cela qui fait œuvre éducative.

La responsabilité première et partagée des pouvoirs publics, des associations et des usagers, c’est d’articuler, autour de l’enfant les dimensions collectives et individuelles, les dimensions privées et publiques.

La perspective qui s’ouvre n’est pas celle d’une assimilation des uns par les autres (qui se résume à l’assimilation des plus faibles aux plus forts) mais le développement de ce que certains appellent une « coopération conflictuelle », c’est-à-dire qui reconnaît la spécificité des places et des rôles de chacun.

  • Perspectives : L’association comme « laboratoire d’un vivre ensemble »

Dans cette perspective, l’association se trouve investie d’un rôle particulier. Interface entre les pouvoirs publics et les bénéficiaires de ses actions, elle est le lieu où se cristallisent les tensions, les jeux d’intérêts :

  • A l’écoute des besoins des familles, des parents, des enfants, elles relaient les demandes pour qu’elles se traduisent dans l’agenda politique.
  • Expertes dans la mise en œuvre des politiques sociales, elles traduisent les orientations législatives pour les rendre opérationnelles auprès des familles.
  • Porteuses de l’ambition d’une société solidaire que manifeste leur projet associatif, elles influent lesdites politiques publiques dont elles ne peuvent être les simples exécutantes, eu égard à la dimension citoyenne de leur action.

Il existe donc bien une spécificité du modèle associatif, particulièrement adaptée au développement de coopérations conflictuelles. C’est en ce sens que les associations sont les laboratoires privilégiés d’un « vivre ensemble » qui s’invente au cœur de l’action, au cœur de la protection des enfants qui leurs sont confiés.

  1. La protection de l’enfant : Une question morale
    L’association comme enjeu éthique

Mais la question politique que pose la protection de l’enfant et sa déclinaison dans des dispositifs conflictuels d’action ne peut faire l’impasse sur la question morale que pose, à notre société, la manière dont elle traite ses sujets les plus vulnérables.

  • Postulat : La « dette sacrée » de l’État envers les personnes vulnérables reste d’actualité

Aujourd’hui plus qu’hier – et a fortiori plus qu’en 1792 – l’attention de la société à ses membres les plus vulnérables est une urgence collective. Il n’est pas certain que les inégalités sociales soient plus fortes, mais jamais la concentration des richesses n’a atteint ce niveau, rendant d’autant plus insupportables la situation des laissés pour compte. Dans un contexte de marché mondialisé, l’État ne mobilise plus les moyens à hauteur des besoins : le social coûte trop cher. Dans un contexte où l’économie libérale dicte sa loi, les dépenses sociales sont interrogées, elles ne sont pas rentables.

Or, les risques d’anomie n’ont jamais été aussi présents (Cf. les tentations des votes extrêmes). La protection des enfants, dans ce contexte, ne souffre aucune discussion et elle doit être investie à la hauteur des situations concrètes vécues par les familles. La question sociale nouvelle que posent les mineurs non accompagnés mobilise également de nouvelles réponses… et des moyens supplémentaires qui ne tolèreront pas longtemps les pingres réponses dont elle fait l’objet.

  • Conséquence : Refonder l’engagement sociétal autour de l’enfant

La conséquence de ce postulat c’est que nous n’avons pas le choix : l’avenir de l’enfant, c’est l’avenir de notre société ! Il faut mobiliser les subsides nécessaires qui seront le signe d’une réelle refondation d’un engagement collectif de tous autour de l’intérêt supérieur de l’enfant. Tous les acteurs de l’éducation, toutes les parties prenantes à la protection de l’enfance doivent porter l’ambition d’une société bien traitante pour ses enfants les plus exposés aux situations qui compromettent leur santé, leur sécurité ou leur moralité.

  • Perspectives : L’association comme catalyseur de bientraitance

L’association est un levier privilégié pour la construction d’une société de la bientraitance pour tous ses membres. En matière de protection de l’enfance, l’association est un catalyseur de bientraitance en ce sens qu’elle croise les attentes des uns et des autres par la mise en œuvre opérationnelle de dispositifs protecteurs pour les enfants et les jeunes.

Au-delà des missions de protection qui leur sont déléguées, les associations de protection de l’enfance ne doivent-elles pas viser plus de bienveillance. La bienveillance pouvant apparaître comme le socle de la bientraitance.

Cela suppose de penser le système de protection de l’enfance en mettant de la bienveillance à tous les étages :

  • Bienveillance entre les autorités délivrant les autorisations, fixant la tarification et exerçant le contrôle à l’égard des associations. Combien de fois constatons-nous de la méfiance des pouvoirs publics là où nous avons tous besoin de coopération ? Les associations ne peuvent être de simples exécutantes, nous l’avons déjà dit.
  • Bienveillance entre les associations qui portent les professionnels de terrain et les familles accompagnées. Trop souvent, les parents se trouvent exclus de ce cercle de bienveillance du fait des griefs qui leur sont fait devant leurs difficultés à assurer la sécurité de leur progéniture. La protection de leur enfant ne peut se faire sans eux, nous l’avons dit aussi.
  • Ces reconnaissances bienveillantes des uns vis-à-vis des autres contribuent à développer des synergies positives entre toutes les parties prenantes là où le discrédit, la défiance, le jugement stérilise les énergies.
  • Ce cercle de bienveillances réciproques ne peut qu’avoir de effets positifs sur l’enfant à protéger.

Bref, l’association qui protège, ne peut le faire qu’avec les autres, c’est là qu’elle trouve toute sa légitimité et toue sa puissance d’action.

[1] R. Janvier, M. Jézéquel, J. Lavoué, Transformer l’action sociale avec les associations, Desclée de Brower, 2011.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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