Le placement aujourd’hui : à quoi sert le collectif dans le travail éducatif ? Désinstitutionnaliser… Pourquoi ?

par | Mar 7, 2017 | Droit des usagers, Ethique, Fonction de direction, Organisation, Pédagogie, Education | 0 commentaires

Introduction : Désinstitutionalisation : de quoi parlons-nous ?

Quand on parle de désinstitutionnalisation, on parle d’institution. Quels sont les fondamentaux qui instituent l’action éducative ? C’est-à-dire comment et pourquoi les « œuvres éducatives » ont-elles eut besoin d’institution pour se fonder ?

Selon JL. Laville et R. Sainsaulieu[1], cinq logiques d’action constituent, pour les associations, les assises pragmatiques d’une création institutionnelle et représentent des « logiques instituantes » :

  • La logique domestique : il s’agit des actions d’aide aux personnes
  • La logique d’aide : c’est l’action sociale et médico-sociale à proprement parler
  • La logique d’entraide : ce sont les activités à caractère communautaire (sport, loisirs…)
  • La logique de mouvement : c’est le champ de l’éducation populaire
  • La logique multilatérale : Cette logique est plus diffuse, voire transversale aux autres, elle concerne la participation des usagers et des salariés aux actions instituées.

D’emblée, la dimension institutionnelle se réfère à des registres qui sont en surplomb des organisations : une axiologie (registre des valeurs), des normes (registre des codes sociaux), une législation (registre des règles) ; etc. Cette dimension doit être clairement distinguée des dimensions organisationnelles. Là encore, les travaux de JL. Laville et R. Sainsaulieu nous éclairent. Ils citent le courant de l’institutionnalisme sociologique  qui « introduit en particulier les concepts de cadre institutionnel et de champ organisationnel. Le cadre institutionnel correspond aux dispositions législatives et réglementaires comme aux accords et normes de référence qui modèlent en partie les comportements ; le champ organisationnel est défini comme un ensemble d’organisations différentes mais interdépendantes qui forment une aire de vie institutionnelle.[2] »

C’est sur la base de cette distinction entre cadre institutionnel et champ organisationnel que je voudrais aborder la problématique de la désinstitutionnalisation. Ce faisant, je me propose d’éclairer la question qui a animé ces journées : A quoi sert le collectif dans le travail éducatif ?

En effet, pour moi, institution/organisation sont indissociables de la dimension collective. Ce sont les deux points d’appui de toute perspective sociétale qui, par nature, transcende l’individuel. Institution et organisation sont les « deux mamelles » du « vivre ensemble ».

 

  1. Le cadre institutionnel
    • Société et institution

Si nous suivons Norbert Elias[3], la société a précédé l’homme – de nombreuses espèces vivantes vivent en société sans être des humains. Mais la société des hommes est marquée par sa dimension institutionnelle : Pour Emile Durkheim, « La grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines est que, dans les premières, l’individu est gouverné exclusivement du dedans, par les instincts (…) ; tandis que les sociétés humaines présentent un phénomène nouveau, d’une nature spéciale, qui consiste en ce que certaines manières d’agir sont imposées ou du moins proposées du dehors à l’individu et se surajoutent à sa nature propre… » C’est cela, selon Durkheim qui constitue le caractère des institutions.

Ce qui fait institution, c’est la manière dont une société organise les rôles en son sein, délimite des espaces relationnels, affecte des groupes à des fonctions, donne sens aux interactions entre individus et communautés.

L’institution dépasse donc le collectif en se plaçant comme méta-organisateur de celui-ci. Elle transcende le groupe et, ainsi, lui donne une organisation possible, un sens ou une finalité. L’institution mobilise des attributs symboliques.

  • Des lieux du vivre ensemble

Pour reprendre cette expression des juristes médiévaux reprise par Pierre Legendre, l’institution est le lieu de « la loi du vivre ». Et vivre, pour l’être humain, porte des significations qui vont bien au-delà de la survie, de la reproduction, de la conservation de l’espèce, de la résistance à son environnement, voire même de la prise et de la conservation du pouvoir.

Vivre, c’est aussi rêver, anticiper l’avenir, projeter un idéal sur le monde, se sécuriser face à la mort inéluctable, aimer, produire, esthétiser la vie, etc. Les formes instituées sont les supports de ces attentes humaines. Elles les structurent, conditionnent leur possibilité, rendent atteignables certains espoirs. C’est une façon – sans doute discutable – d’envisager la légitimité des grandes institutions humaines : les sociétés organisées, les Etats, les religions, le commerce, etc.

Mais les institutions ne sont pas que les lieux du vivre, elles sont aussi, et peut-être avant tout, les lieux du vivre ensemble. C’est parce qu’aucun des espoirs humains ne peut être atteint à un niveau strictement individuel que l’institution est indispensable. Le vivre ensemble n’est pas un idéal démocratique relevant des bons sentiments mais d’une stricte nécessité. Vivre ensemble a d’abord été la condition de la survie de ce drôle d’animal humain dans les systèmes tribaux immergés dans un environnement hostile et dangereux. Vivre ensemble est progressivement devenu la condition de la paix dans la cité grecque en articulant des fonctions sociales qui se diversifiaient. Vivre ensemble a ensuite été le pivot du projet de société démocratique visant à prémunir nos mondes civilisés des régressions vers la barbarie. Ce n’est vraisemblablement qu’assez récemment, dans nos sociétés hypermodernes, que le vivre ensemble est devenu une vision idéalisée de la manière de faire société. Ce qui, par une sorte de romantisme, réduit finalement la nécessité du vivre ensemble à une simple question de bonne volonté.

Donc, l’institution, composante vitale de toute société humaine est la condition essentielle du vivre ensemble.

  • Sens et projet

La différence entre l’institution en général et l’institution démocratique, ce n’est pas le fait que la seconde serait plus investie de sens ou de valeurs que la première : toute institution fait sens pour faire société. La différence réside dans le fait que l’institution démocratique n’est pas portée par un seul ou par une caste mais par l’ensemble des membres de la société. C’est ce qui différencie, par exemple, une Eglise et une République. Une Eglise est guidée par des principes transcendants qui confèrent le pouvoir à une cléricature ; La République est la résultante ou l’expression du pouvoir souverain du peuple.

L’institution démocratique, celle qui nous intéresse ici, est donc porteuse d’un sens particulier puisque celui-ci résulte d’une délibération commune qui permet de définir un bien commun, de construire de « l’en commun ». Cette dernière notion, issue, notamment des travaux d’Hannah Arendt concerne la création d’un espace public entre les hommes, espace où la liberté peut apparaître. Le vivre ensemble, en démocratie, nécessite la définition d’un bien commun comme principe organisateur et libérateur de la vie sociale, porté par des institutions. Toute institution est ainsi investie d’une puissante dimension politique qui lui donne légitimité.

  1. Le champ organisationnel
    • L’organisation décline l’institution dans une pratique

L’institution, nous dit Cornélius Castoriadis[4], est un rapport dialectique entre instituant et institué. Il décrit sous ces termes la lutte constante entre la force du changement et du mouvement et la stabilité de l’ordre des choses, des formes organisées qui régulent les aspects déstabilisants de l’instituant. Instituant et institué sont indispensables l’un à l’autre, n’existent que l’un par l’autre. Mais l’un et l’autre ne sont pas l’institution en eux-mêmes, ils utilisent la médiation d’organisations. Les organisations de l’instituant sont les mouvements de contestation, les dispositifs de lutte, les systèmes de subversion du pouvoir établi, les « structures dissipatives ». Celles de l’institué sont les formes organisationnelles des entreprises, des bureaucraties, des systèmes techniques de production, les systèmes de normes, les règles.

L’organisation, au sens où nous l’entendons généralement, est la résultante de l’institution, son bras armé. Elle est la mise en œuvre concrète de l’institution, sa déclinaison dans une pratique.

L’organisation est traversée par la dialectique instituant/institué. Elle porte en elle les forces dynamiques du mouvement et de la subversion nécessaires à son adaptation aux mutations de son environnement. Elle porte également en elle les régulations, les forces de la résistance, de la conservation et de la stabilité indispensables à sa pérennité.

  • L’organisation : la face visible de l’institution

Il est nécessaire de percevoir que l’organisation est la dimension opérationnelle de l’institution et donc, que cette dernière ne peut être confondue avec les formes pratiques de la mise en œuvre de son projet.

Nous pourrions dire que l’institution est une ambition, et de ce fait fortement marquée par une virtualité, alors que l’organisation est une pratique, déterminée par des principes de réalité. Mais il faut préciser que l’une et l’autre sont indissociables. Une organisation qui ne serait pas appuyée sur une institution serait une coquille vide. Une institution qui ne se réaliserait pas dans une organisation n’aurait aucune visibilité, donc aucune raison d’être.

Affirmer que l’organisation est la face visible de l’institution est une différenciation utile pour l’action. La notion de face visible est parlante : nous ne voyons de la lune que la partie qu’en éclaire le soleil. Cela n’en fait pas pour autant une simple galette ou un croissant plat. Elle reste une sphère. C’est ainsi que l’organisation donne tout son volume à l’institution et que l’institution, face cachée de l’astre, donne son sens et sa légitimité à l’organisation.

  1. Changer d’organisation plutôt que désinstitutionnaliser
    • De l’importance à ne pas confondre institution et organisation…

Il devient maintenant clair que l’institution n’est pas l’organisation. Qu’ont donc voulu dire les ministres de l’Europe quand ils ont parlé de désinstitutionnalisation ? Dans le texte de leur recommandation[5], le comité des Ministres s’appuie sur les droits de l’enfant, sur le respect des personnes handicapées, le refus de la violence en éducation, la participation des citoyens, et « recommande aux gouvernements des Etats membres de prendre toutes les mesures législatives, administratives et autres adaptées à cette situation et respectueuse des principes énoncés (…) afin de remplacer l’offre institutionnelle par des services de proximité dans un délai raisonnable et grâce à une démarche globale. » Il est ici question de désinstitutionnaliser les enfants qui sont placés en institution, à l’instar du mouvement initié dans le secteur psychiatrique et visant à mettre un terme à la chronicisation des malades psychiques par l’hospitalisation prolongée. Le terme est à relier historiquement à l’institution psychiatrique – au sens où l’a analysée Michel Foucault – qui a remis en cause ses formes organisationnelles et notamment son modèle asilaire. Il s’agit de remplacer les institutions par des services de proximité.

En fait, le conseil de l’Europe ne parle pas d’institution mais d’organisation. Il donne quelques recommandations pour les organisations qui accompagnent des jeunes en situation de handicap. Il ne parle pas de cette grande institution que sont les systèmes éducatifs et de soins des Etats membres mais des organisations qui déclinent l’ambition éducative de tous les citoyens dans des dispositifs divers et variés. La recommandation s’adresse à une sous-catégorie précise que sont les établissements et services accompagnant les jeunes handicapés.

Le terme « désinstitutionnalisation » est donc impropre car il confond institution et organisation : ici, ce sont des modèles d’organisation qui sont remis en cause. Les ministres du Conseil de l’Europe ne visaient pas à désinstitutionnaliser l’institution éducative de chaque Etat membre. Au contraire même puisqu’ils visaient à en renforcer leur rôle auprès des jeunes handicapés. Ils auraient dû  parler de « déségrégation » comme nous l’avons suggéré avec Bertrand Dubreuil: « S’il s’agit d’éviter l’accueil en établissement spécialisé, de maintenir les personnes dans un environnement ordinaire, il conviendrait dans le contexte français de parler de déségrégation plutôt que de désinstitutionnalisation. [6] »

  • …ou les non-dits d’un slogan

Cette confusion terminologique n’est sans doute pas le fruit du hasard. Le slogan sert peut-être des intérêts qui sont d’un autre ordre que ce qu’il annonce. Il peut sembler fortement marqué par une conception néolibérale des échanges sociaux instruisant un procès contre toute forme instituée qui constituerait une gêne à l’avènement d’une société de marché totalement dérégulée. L’idée apparemment pétrie de bon sens selon laquelle un marché concurrentiel, libre et non faussé, simplement régulé par la loi naturelle de l’offre et de la demande et laissant ainsi plus de liberté à la capacité d’initiative des acteurs est une calamité. Cette idée cache en fait un retour pur et simple à la barbarie, à la loi du plus fort, à la domination des faibles par les puissants.

La désinstitutionnalisation qui viserait naïvement la promotion des jeunes handicapés en les plaçant dans les conditions du droit commun servirait subrepticement d’autres enjeux. Elle trahirait en fait la volonté de quelques-uns de s’affranchir des dispositifs qui, au nom et sous couvert des institutions démocratiques, accompagnent de manière adaptée des personnes en difficulté et, ainsi, échappent en partie aux seules règles du marché.

Selon cette visée néolibérale, la désinstitutionalisation consacre le principe de l’individualisme, c’est-à-dire d’une société où la réalisation égocentrique a pris toute la place, occultant le besoin de liens à ses pairs, caractéristique de tout être humain. Désinstitutionnaliser revient à promouvoir une société de Robinson où les hommes vivraient ensemble, chacun isolé sur son île déserte.

  • Pour une critique construite des organisations

Il est donc stratégiquement urgent, pour déjouer les pièges néo-libéraux qui se cachent derrière le slogan de désinstitutionnalisation, non de remettre en cause les institutions mais de développer une critique argumentée des formes d’organisation auxquelles elles ont donné lieu.

Pour illustrer cela : Il ne s’agit pas de critiquer les ambitions éducatives envers les jeunes les plus difficiles ou en situation de handicaps qui ont toujours été portées par les mouvements pédagogiques. Il s’agit par contre de critiquer la manière dont cette volonté d’éduquer les jeunes rétifs ou handicapés s’est déclinée dans des colonies pénitentiaires, des bagnes d’enfants, des espaces de rééducation contraignants ou des lieux de relégation sociale ou, aujourd’hui encore, dans des centres éducatifs fermés et des établissements médico-sociaux coupés du monde.

Cette critique construite des organisations, qu’il est urgent d’entreprendre pour l’avenir de l’éducation spécialisée, nous évitera de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Pour éviter le délitement des institutions du travail social, il nous faut refonder les organisations qui déclinent, au quotidien et sur le terrain, les visées institutionnelles. Ce faisant, il s’agit donc de critiquer les formes de vie collective qui étaient promues par ces institutions du passé et de refonder une vision proactive du collectif comme fondateur de nouvelles façons de vivre ensemble.

Cette critique des organisations devrait analyser les phénomènes d’isomorphisme qui ont marqué les organisations.

Historiquement, les premières organisations éducatives ont été marquées par deux modèles :

  • Le modèle religieux : nombre d’organisations étaient le fait de congrégations qui ont reproduit pour les jeunes qu’elles accompagnaient l’organisation ecclésiale (pouvoir du clerc, rythme quotidien, obéissance, contrition, exemplarité sanctifiante, etc.). Là, le collectif avait une fonction essentiellement normalisatrice.
  • Le modèle militaire : ces organisations mettaient en œuvre un système disciplinaire directement inspiré de l’armée (soumission à l’autorité, ordre, standardisation des comportements, etc.). Le collectif sert alors à éradiquer les dimensions personnelles du sujet.

Plus récemment, après que les organisations éducatives aient pris leurs distances avec ces modèles, deux autres isomorphismes[7] s’imposent :

  • Le modèle administratif : les organisations éducatives se calquent sur le modèle de l’administration publique (conformité aux normes, visée programmatique à la place du projet, financement par prix de journée, prédominance des règles administratives, catégorisation des publics, inféodation, etc.). Dans cette catégorie, le collectif n’a qu’une vocation organisationnelle simplificatrice (rentabilité des investissements, bonne administration des publics).
  • Le modèle de l’entreprise : les organisations importent les logiques de l’entreprise privée (individualisation des intérêts, technicisation des procès, modèle de la consommation, performance, concurrence, etc.). C’est sans doute dans ce modèle que la dimension collective a perdu beaucoup de sa légitimité.

Sans dresser une liste exhaustive des critiques que nous pouvons formuler du fait de l’influence de ces modèles, nous pouvons citer :

  • Héritée du modèle religieux : Une sacralisation de l’organisation (formes immuables) qui ne facilite pas son adaptation à l’environnement ; Ici, l’individuel n’est pas pris en compte.
  • Héritée du modèle militaire : Une conception uniforme des usagers de l’organisation ne permettant pas toujours l’adaptation aux besoins singuliers des personnes ; Ici, la singularité individuelle n’existe pas (ou est à contrôler).
  • Héritée du modèle administratif : Une procédurisation des pratiques qui n’est pas facteur d’innovation et de créativité ; Ici, le collectif n’est qu’un moyen et non une ambition.
  • Héritée du modèle de l’entreprise : Une centralisation des organisations mettant à mal le principe de subsidiarité. Ici, le collectif est un ennemi de la réalisation des ambitions individuelles.

Mais nous pourrions citer bien d’autres exemples résultant de ces influences et alimentant une critique des formes organisationnelles des établissements et services sociaux et médico-sociaux.

  1. Refonder les organisations de travail social
    • Des organisations du seuil

Face aux modèles dominants inspirés essentiellement de l’entreprise marchande, mâtinés des références bureaucratiques de l’administration, il est urgent de refonder les organisations de travail social. Il s’agit de quitter une vision de l’organisation :

Autocentrée : ce qui compte c’est le centre de l’organisation qu’il faut sans cesse renforcer et développer pour la sécuriser : Cf. la tendance hypertrophique de certains sièges.

Peu interagissante avec son environnement : son modèle de développement tend à rendre son environnement hostile (concurrence avec ses pairs).

A-territoriale (apatride) : son objectif est plutôt de développer son espace d’intervention ce qui la rend peu sensible aux territoires où elle agit.

Hypertrophiée : son ambition est de grossir pour atteindre les masses critiques de pérennité de son organisation.

Plutôt spécialisée : le but étant de se garantir des « parts de marché » en maîtrisant des créneaux de compétences où elle recherchera l’exclusivité.

Etc.

Cette représentation de l’organisation égocentrique porte une conception particulière du collectif qu’il faut remettre en cause avec elle. Le collectif n’est envisagé ici que sous forme d’une appartenance unique qui circonscrit, à lui seul, toutes les caractéristiques de ses membres. Ainsi les jeunes de cette maison d’enfants à caractère social seront catalogués comme « enfants placés ». Certes, ils le sont. Mais dans notre société marquée par les multi-appartenances de ses membres, ces jeunes sont aussi scolaires, blogueurs, sportifs, amis sur Facebook, etc.

Pour imaginer une manière de penser autrement le collectif dans des formes institutionnelles refondées, il faut développer une autre manière de nous représenter les organisations.

Une représentation alternative de l’organisation – un changement de lunettes, non pour changer le système mais pour le regarder différemment – nous permettrait de décrire autrement l’organisation comme étant :

Exocentrée : ce qui est alors mis en valeur, c’est la périphérie de l’organisation qui est en contact permanent avec son environnement. Là, le collectif n’est plus un lieu exclusif et excluant d’appartenance et d’identité mais un espace social partagé, ouvert à d’autres espaces collectifs d’identification.

Ecologique : c’est-à-dire inscrite dans un échange équilibré avec son contexte qu’elle enrichit par son action et qui l’enrichit en retour comme un terreau fécond. Là, le collectif n’est plus synonyme d’enfermement mais d’ouverture à la société.

Agent de développement social local : c’est-à-dire solidaire du(des) territoire(s) où elle intervient et acceptant de lier son destin au territoire et à ses habitants. Cette ouverture aux solidarités territoriales transforme le regard sur le collectif : il est support de socialité et de socialisation.

Solidaire et coopérative : elle travaille avec, par et pour les autres organisations du territoire qui sont la condition de son développement et de sa survie (milieu biodiversifié). Autrement dit, en regardant sous cet angle l’organisation, elle ouvre la possibilité de formes collectives hybrides qui contribuent, dans des formes souples et évolutives à développer une culture de la diversité (là où les collectifs du passé développaient plutôt une culture de l’exclusion)

Polyvalente et/ou polycompétente : sa spécialité ne réside pas uniquement dans son expertise mais aussi dans sa capacité à prendre en compte l’ensemble des questions sociales dans leurs interdépendances qui font système. L’ouverture de l’organisation à la complexité des enjeux sociétaux crée les conditions de possibilités de collectifs intelligents, autrement dit de l’intelligence collective.

  • Des organisations éduquantes

Avec Bertrand Dubreuil[8], nous avons tenté de définir ce que seraient ces formes d’organisations refondées autour de la notion d’organisation éduquante.

L’organisation est éduquante quand elle ouvre un espace d’expériences relationnelles qui assure la stabilité du cadre de vie, la continuité du lien, la souplesse des formes et la fluidité de ses processus structurants et éducatifs. Nous sommes loin des formes contraignantes de vie collective vécues dans des institutions fermées. Le collectif est la condition de l’ouverture.

Cela suppose de substituer à la notion de « référent » – qui induit l’idée d’un modèle à suivre – celle de coordonnateur de projet – qui renvoie l’enfant à sa propre capacité d’agir sa vie. La clef de voûte de ce montage est l’interdisciplinarité qui dépasse la simple idée d’une juxtaposition des compétences. Cette idée induit une autre dimension à l’organisation de la vie collective : Espace de solidarité en acte, cette conception de l’organisation invite à repenser de fond en combles le rapport entre intervenants et bénéficiaires, les postures et les rôles.

L’organisation éduquante se fonde sur le principe de la coéducation qui vise à mettre en débat les conceptions éducatives et les façons de faire et qui instaure le « faire ensemble », pour et avec l’enfant. Là où d’anciennes formes de collectif se fondaient sur la ségrégation et la distinction (la bonne institution contre la mauvaise famille), cette visée ouvre un rapport collectif dans lequel chacun trouve place, chacun prend rôle.

Cela suppose une organisation ouverte, inscrite dans de fortes interactions avec son environnement, dans un rapport souple aux normes sociales qui conditionnent les conduites. C’est dire qu’il s’agit de penser une organisation incomplète, non totalisante, qui laisse ouvert le manque et le désir. Cette notion d’incomplétude est indispensable pour repenser le collectif aujourd’hui. Aucun groupe ne peut répondre à tous les besoins de ses membres. Sinon, c’est l’institution totale telle que l’a identifiée Erwin Goffman.

L’organisation éduquante est donc nécessairement plurielle, plurivalente, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur une vision univoque du monde. Elle est faite de diversités, elle est biodiverse, refusant de s’enfermer dans une seule théorie, une seule idéologie, cultivant au contraire une certaine hétérogénéité ainsi que la conflictualité inhérente à sa variété. Cette piste ouvre une voie vers des collectifs qui ne reposent pas sur le consensus mais sur le débat, la controverse, la conflictualité des points de vue qui respecte les positions personnelles des membres

L’organisation éduquante est une organisation apprenante qui lutte contre la fossilisation de ses certitudes et développe l’interactivité des connaissances par la construction d’une intelligence collective. Elle développe donc des espaces collectifs de travail, de confrontation des points de vue, d’analyse des pratiques, de capitalisation des savoirs de l’expérience. Refonder la manière de vivre ensemble sur ces bases confère une responsabilité particulière aux formes des collectifs qui ne sont pas des lieux d’enfermement identitaire mais des espaces ouverts de formation réciproques à partir de la diversité des membres.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, peut-être pouvons-nous tenter de répondre à la question de cette journée : A quoi sert le collectif dans le travail éducatif ? Et plus précisément de répondre à la question posée en titre de cet exposé : Désinstitutionnaliser… Pourquoi ?

  • Désinstitutionnaliser pour refonder des formes de collectif qui deviennent des leviers de promotion des libertés individuelles.
  • Promouvoir des collectifs qui soient de véritables espaces où s’expérimente en actes la solidarité.
  • Ce qui suppose de penser radicalement autrement les postures éducatives.
  • Penser le collectif comme le moyen privilégié pour chacun de trouver sa place, de définir son utilité sociale, de trouver la reconnaissance dont chacun a besoin pour grandir.
  • Organiser la vie collective afin qu’elle soit, avant tout, garante d’ouverture et de liberté.
  • Imaginer des manières de faire collectivement non selon la logique de l’uniformité mais dans la dynamique de la diversité, du pluriel.
  • Lutter pour que le collectif, lieu de réalisation des individualités, ne sombre jamais dans la fermeture identitaire.

C’est pour cela que « l’organisation éduquante » ne peut s’imaginer que dans une conception ouverte de l’institution fondée sur une représentation de l’organisation comme « lieu du seuil », ouvert à son environnement.

[1] L’association, sociologie et économie, Fayard/Pluriel, réédition janvier 2013.

[2] Op. Cit. p. 35.

[3] La société des individus, Fayard, 1991.

[4] L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975

[5] Recommandation du conseil des ministres aux Etats membres relative à la désinstitutionnalisation des enfants handicapés vivant au sein de la collectivité – CM/Rec (2010-2) adoptée par le Comité des Ministres le 3 février 2010 lors de la 1076ème réunion des Délégués des Ministres.

[6] Conduire le changement en action sociale, mutations sociétales, transformation des pratiques et des organisations, ESF, 2013.

[7] Cf. Laville & Sainsaulieu, Op. Cit. p.38.

[8] Op. Cit.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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