Désinstitutionnalisation : sens, réalité, avenir

par | Juin 6, 2016 | Communication, Droit des usagers, Fonction de direction | 0 commentaires

INTRODUCTION

L’institution est à la fois un enjeu – en ce sens qu’elle représente une médiation incontournable des rapports démocratiques –, un pari – parce que nos organisations du travail social s’adressent particulièrement aux citoyens les plus en difficulté avec la société – et un défi – car il s’agit bien de construire des supports permettant à chacun de tenir une position dans le rapport social.

Il nous faut donc être vigilant à ne pas réagir trop sommairement au thème de la désinstitutionnalisation. S’il faut s’opposer aux versions néolibérales de cette attaque contre les formes instituées, il ne faudrait pas, en défense, chercher à réhabiliter des formes archaïques d’institutions dont l’action sociale n’a plus besoin aujourd’hui. C’est à une critique argumentée des formes institutionnelles que nous devons nous livrer pour envisager maintenant comment faire institution autrement.

Le but de cet exposé n’est pas de présenter un contre-modèle mais une alternative aux formes éculées d’institution. Il ne s’agit même pas de faire autrement mais de porter un regard différent sur ce que nous faisons dans les organisations du travail social afin de mettre à jour les formes nouvelles de travail qui sont déjà à l’œuvre, qui émergent dans les pratiques actuelles. Ce changement de regard a la prétention de dévoiler un nouveau modèle théorique pour refonder l’institution. Car il n’est pas question d’éradiquer l’institution mais de lui donner un nouveau sens.

Pour illustrer ce « pas de côté » conceptuel, une fois n’est pas coutume, je vous propose de témoigner de ma pratique de directeur général au sein de la Fondation que je dirige actuellement. Témoignage n’est pas exemple et surtout pas modèle ! C’est d’une analyse de pratique dont je souhaite vous entretenir, une relecture de ma stratégie avec ses essais et ses erreurs, une démarche en construction…

  1. La pyramide inversée
    • La refonte de l’organisation selon trois principes fondateurs

Lors de mon arrivée, il y a 7 ans, dans le poste de Directeur général, le conseil d’administration m’avait dressé une feuille de route dont le premier point consistait à proposer une refonte de l’organisation. Voici sur quoi a reposé ce travail que j’ai conduit avec les cadres.

  • Définition des périmètres de direction

Le premier aspect qui nous est apparu portait sur la nécessité de définir ce que nous entendions par fonction de direction. A ce moment, j’encadrais directement 21 personnes assumant des fonctions de direction selon des classifications conventionnelles différentes et des délégations variables.

La fonction de direction comporte classiquement la conduite du projet, la gestion du personnel, la gestion administrative et financière, la garantie du droit des usagers, la prévention des risques, l’amélioration continue de la qualité des prestations et les fonctions de représentation de l’établissement ou du service, voire de l’organisme gestionnaire. Il nous a semblé que le point essentiel de ces fonctions était le projet. Nous avons donc fait le choix de définir les périmètres de direction sur la base des périmètres de projet. C’est le projet qui fait la fonction dirigeante, tous les autres éléments étant au service du projet. Cela nous a donc amené à concevoir des directions non à partir d’un découpage en volumes (autorisations, nombre de salariés, budgets) mais par projet. Ainsi, deux directeurs – de rang hiérarchique équivalent dans l’organisation – peuvent encadrer pour l’un 15 salariés, pour l’autre plus de 300 !

  • Principe de subsidiarité

Le second principe qui a guidé notre réflexion sur l’organisation était la subsidiarité. Nous avons voulu une organisation réellement décentralisée. Il faut préciser que la quantité et la diversité des champs d’activité de la Fondation ne rend pas aisée une uniformité de traitement à partir d’un seul centre opérationnel et décisionnel. Dans une organisation subsidiarisée, la décision doit toujours être prise au plus près du lieu où elle va produire des effets. La prise de décision ne doit monter au niveau hiérarchique supérieur qu’au cas où elle aurait des conséquences sur les autres espaces de travail. Ce système de forte délégation nous préserve de décisions inadéquates parce que prises trop loin des lieux d’action.

  • L’encadrement conçu comme une fonction de soutien

Par voie de conséquence, ces orientations nous ont amenés à nous interroger sur ce qu’est réellement la fonction d’encadrement. Pour cela, nous avons travaillé la question de la décision : dans une organisation de travail social, quelles sont les décisions les plus importantes qui sont prises ? La réponse a été unanime : celles qui concernent directement la vie des personnes que nous accompagnons. Donc, les décisions essentielles sont celles qui sont engagées par les professionnels de premier rang quotidiennement au contact des usagers et influençant le plus fortement leur parcours de vie. C’est cela qui nous a porté à concevoir le système hiérarchique sous forme de « pyramide inversée ». Cela ne remet pas en cause le principe organisateur d’un lien hiérarchique entre les acteurs de l’organisation. Mais selon ce schéma théorique[1] les cadres hiérarchiques apparaissent au soutien des acteurs de terrain. Leur rôle est alors d’étayer la capacité d’agir des professionnels aux côtés des personnes accompagnées, ce qui est le meilleur moyen de promouvoir le pouvoir d’agir des usagers eux-mêmes.

  • Premiers repères théoriques
    • Le polycentrisme

Penser une organisation centrée sur des « directions de projets » amène un premier changement de regard sur l’organisation. Ce qui la légitime, ce n’est plus son principe central mais les espaces de travail – pluriels et différenciés – qu’elle développe. L’organisation n’est plus repérée à partir d’un centre unique – souvent sa direction générale- mais comme « polycentrique ».

Regarder l’institution comme étant polycentrique modifie le processus de prise de décision. Le lieu de décision, s’il est unique, nous expose au risque de décisions trop distancées des réalités de terrain. Là, la décision est d’autant plus légitime qu’elle se joue dans la proximité (des usagers, des professionnels, de l’environnement immédiat…). Le polycentrisme légitime les niveaux d’encadrement de proximité et permet que ceux-ci disposent des marges de manœuvre nécessaires pour soutenir l’action des professionnels du « front office ».

  • Une dynamique de consortium

Selon cette vision décalée de l’organisation, l’institution n’est pas un ensemble monolithique mais l’assemblage de plusieurs périmètres d’actions, de plusieurs centres décisionnels, de multiples acteurs jouissant de marges d’autonomie suffisantes pour agir. Cette vision nous invite à prendre nos distances avec les conceptions égocentrées des organisations pour les observer dans la diversité réelle qui les composent. Pour emprunter une image issue des groupes industriels, il s’agit donc de passer d’une vision « holding » – le centre financier qui tient tout le reste – à une conception « consortium » – une alliance opérationnelle et d’opportunité d’entités différentes sur un projet commun.

  1. La collégialité
    • Contre la balkanisation de l’organisation

Le risque immédiat qui apparaît à l’énoncé des principes précédents, c’est le risque d’anomie d’une organisation qui se contenterait de juxtaposer des féodalités sans les tenir dans un projet partagé. Très vite, en réfléchissant l’organisation, il nous est apparu que la meilleure prévention contre le risque de balkanisation reposait dans la capacité des différents niveaux de l’organisation à travailler collégialement. La base de notre pyramide inversée devant être le lieu où s’initie cette dynamique, nous avons constitué un comité exécutif (Comex) qui regroupe autour du Directeur général les directions des pôles (opérationnels de niveau 2) et les directions fonctionnelles du siège administratif (RH, Finances, logistique). Cette instance se réunit chaque semaine pour traiter de toutes les questions transverses à la Fondation. Outre son utilité opérationnelle, elle est la source d’un principe de collégialité qui diffuse dans l’ensemble de l’organisation. Des « Comex de pôle » reproduisent le fonctionnement croisé dans les secteurs d’activité.

  • Réarticuler le politique et le technique

Mais la collégialité ne peut pas reposer que sur des questions techniques. Il est essentiel d’articuler ces dernières avec les dimensions politiques de l’institution. Pour cela, le bureau de la Fondation rejoint le Comex tous les quinze jours pour travailler, cette fois, à la mise en œuvre des orientations définies par le conseil d’administration. Ainsi, ce travail ne se joue pas dans le goulot d’étranglement que représente le tandem Président / Directeur général. Ce sont 12 personnes investies de statuts et de responsabilités fortement différenciées qui travaillent ensemble à la mise en œuvre technique du projet politique : les uns sont garants de ce dernier, les autres sont délégués à sa traduction opérationnelle. Seule cette différenciation des rôles, associée à un rythme soutenu d’échanges ouverts à tous, permet d’articuler positivement en les associant étroitement technique et politique.


 

  • Les outils d’une culture partagée
    • La responsabilité sociétale de l’organisation

Ces croisements internes n’ont de sens que s’ils sont explicitement référés à des modèles entrepreneuriaux fondés sur ces principes. Ce sont les pratiques de l’économie sociale et solidaire qui servent de fondement au projet stratégique. Organisation d’action sociale, la Fondation n’en est pas moins une entreprise inscrite dans un tissu économique et activant donc un modèle économique, interagissant avec son contexte et entretenant des liens avec l’extérieur, en développant des processus de travail qui se réfèrent à une organisation et, in fine, à un système de gouvernance. Ce sont ces trois dimensions – modèle économique, lien environnemental et gouvernance – qui fondent la responsabilité sociétale des organisations. La Fondation a procédé à un « Bilan Sociétal Associatif[2] » qui a servi de point d’appui à l’élaboration de son projet. Cette démarche, fortement participative (tables rondes d’usagers, de professionnels, de partenaires, entretiens, questionnaires individuels…) a ancré le principe de collégialité dans l’élaboration d’un projet partagé.

  • Le travail avec les cadres

Une question reste, aujourd’hui encore, source de préoccupation : comment ces principes organisateurs de l’institution diffusent-ils à tous les niveaux et particulièrement via l’encadrement intermédiaire ? Sans pouvoir prétendre avoir totalement résolu ce problème, nous avons tenté d’y répondre. Chaque année, au moment de la rentrée, se tient un séminaire des cadres hiérarchiques en présence des membres du conseil d’administration. Ce temps fort d’échanges, de débats et d’élaboration commune ouvre un espace de liens qui casse les logiques strictement ascendantes / descendantes de l’organisation. Ce séminaire symbolise une volonté de multiplier les points de contacts entre les acteurs, le sens des échanges, la nature des liens. Il constitue un moment et un lieu où chacun, dans un cadre qui sort les personnes de leurs places habituelles d’activité, fait un « pas de côté ».

  • La communication

Pour développer une culture partagée dans une organisation qui met en valeur sa pluralité intrinsèque, un effort particulier doit porter sur la communication. Une « Lettre » apporte mensuellement des informations transversales à chaque salarié, un site Internet développe à la fois la présentation institutionnelle de l’organisation, ses actualités et les projets en cours. Pour autant, ces moyens ne sont pas encore à la hauteur de ce qu’il conviendrait de faire. Totalement immergée dans la société de l’information, confrontée au défi numérique, la Fondation devra se définir une véritable politique en ce domaine afin de rejoindre chacun et d’assurer une diffusion active de ses principes en permettant à chacun d’y prendre part.

  • Le dialogue social

Une organisation collégiale, polyvalente, polycentrique, subsidiarisée de surcroît en pyramide inversée devrait être en mesure d’inventer des formes de dialogue social aptes à traduire ces orientations. La difficulté d’un discours qui cherche à rompre avec les modèles du passé, hérités des formes institutionnelles archaïques, est double : D’une part, il pourrait être accusé de vouloir faire table rase des acquis issus des rapports de force qui ont structuré le dialogue entre salariés et employeurs dans les entreprises ou à un niveau plus large ; D’autre part, il pourrait être suspecté de vouloir contourner les rapports de force inévitables selon une visée très néo-libérale de la vie de l’entreprise. Il s’agit plutôt, et c’est ce à quoi nous nous employons sans toujours y parvenir, d’imaginer d’autres manière de vivre ce rapport conflictuel d’intérêts contradictoires et parfois difficilement conciliables autour de cet « en commun » que représente le projet partagé. De nouvelles formes de négociation sont à réfléchir, fondées sur la construction intelligente des désaccords dans la recherche de compromis durables. De nouvelles formes de représentativité sont à imaginer permettant d’ouvrir les débats et le principe de co-construction au plus grand nombre possible de parties-prenantes.

  • Seconds repères théoriques
    • Une organisation polyarchique

Les principes exposés ici (collégialité, pluralité et croisement des liens, articulation technique et politique, dialogue social renouvelé) esquissent une institution qui ne se pense pas uniquement selon le modèle unique de la hiérarchie des cadres mais selon un principe de « polyarchie ». Là encore, il ne s’agit pas d’une révolution remettant en cause l’institution mais d’une autre façon de l’observer. Les organisations résultent de la combinaison de multiples pôles décisionnels, d’une pluralité d’instances – officielles ou non, formelles ou non – qui influencent l’organisation et sa trajectoire. Il s’agit donc de les identifier pour prendre conscience de ce qu’est réellement l’organisation. Les laisser dans l’ombre à cause de nos vieilles lunettes de lecture qui ne les perçoivent pas, revient à laisser agir d’autres canaux d’action sans les voir. Les dévoiler est un enrichissement de la dynamique réelle qui fabrique l’institution.

  • Le croisement des dimensions fonctionnelles et hiérarchiques

Pour prolonger cet axe de réinterprétation de ce que sont « pour de vrai » les institutions, un effort doit être fait pour identifier, au-delà des lignes hiérarchiques indispensables au bon ordre de l’institution, les lignes d’influence qui structurent l’ensemble. Réarticuler les lignes hiérarchiques et les lignes fonctionnelles enrichit l’analyse en montrant comment l’organisation se construit à travers tous les matériaux dont elle dispose et non seulement par l’intention de ses responsables. C’est pourquoi, dans une organisation reconnue comme polyarchique, il convient de porter une attention toute particulière aux liens fonctionnels.

  • Une organisation plurinodale

En fait, regarder autrement l’organisation pour faire institution autrement, ressemble à cette démarche d’analyse inspirée par les approches hypertextuelles. Il s’agit d’identifier les nœuds signifiants qui s’articulent entre eux pour donner sens à l’ensemble. Les nœuds sémantiques d’un texte trouvent leur correspondance dans toute organisation de travail. Ces dernières sont faites de multiples croisements qui organisent, qui font sens, qui ouvrent des perspectives de travail et d’action. C’est cela que chaque dirigeant doit faire l’effort de mettre à jour.

  1. Un modèle de développement

Jusque-là, le propos s’est focalisé sur l’organisation interne qui avait, dans un premier temps, mobilisé les cadres dirigeants pour répondre à la commande du conseil d’administration de refondre l’organisation. Mais c’est une vision tronquée du réel que d’en rester là. La manière même dont l’organisation était pensée comme un ensemble interagissant à tous niveaux induisait que ces échanges se vivent aussi avec l’environnement de la Fondation.

  • Histoires de collaborations
    • L’insertion par l’activité économique (IAE)

La Fondation est une organisation offrant des services sociaux ou médico-sociaux très diversifiés car son histoire l’a amenée à répondre aux besoins très locaux qu’elle identifiait. Cette diversification enracinée dans les territoires explique pourquoi cette organisation ne s’est pas développée géographiquement. C’est ainsi qu’est apparu le besoin de répondre à l’insertion par le travail des personnes accueillies. Mais pour développer l’insertion par l’activité économique, via des entreprises d’insertion, il a fallu, législation oblige, créer des structures juridiques dédiées. Là, l’organisation a fait une nouvelle expérience de diversification. A sa grande diversité interne, s’est ajoutée une diversité externe par l’expérience d’activités filialisées. La chaîne de gouvernement n’est plus la même puisqu’il s’agit d’une entité juridique distincte (en l’occurrence des sociétés par actions simplifiées dont la Fondation est l’actionnaire seule ou avec des partenaires). Nous avons ainsi fait collectivement l’expérience, non prévue ainsi au départ, de la possibilité de poursuivre un projet par le truchement de supports externes à l’organisation. Le principe de subsidiarité, déjà vécu dans l’organisation interne, se révèle également – avec toute sa puissance – dans des liens externes.

  • L’aide à domicile des personnes dépendantes

La seconde expérience structurante de l’extériorisation du projet par des coopérations avec d’autres organisations du territoire est venue de sollicitations d’associations intervenant dans l’aide à domicile essentiellement auprès de personnes âgées dépendantes. Le réflexe naturel quand une « petite » association s’adresse à une « grosse » fondation, c’est d’engager un processus d’absorption de la première par la seconde. Notre expérience, tant interne qu’externe, d’une diversité qui enrichit les pratiques et dynamise les projets nous a portés à envisager d’autres pistes. Ce qui nous vivions de notre biodiversité interne nous a conduit à envisager ce modèle à l’échelle des territoires où nous intervenons. La taille de notre structure, le volume d’activité géré par secteur de politiques sociales menace les territoires où nous sommes implantés de n’avoir plus que nous comme interlocuteur exclusif, quel que soit le besoin. Parce que la Fondation se définit dans son projet comme acteur de développement social local, nous ne pouvions envisager de vitrifier les réponses sociales du territoire en étant les seuls opérateurs. C’est donc tout logiquement qu’au lieu de proposer une fusion-absorption aux associations en difficulté qui s’adressaient à nous, nous avons opté pour un modèle de coopération renforcée. Il s’agit alors de participer au renforcement de la biodiversité de l’offre sociale sur les territoires en apportant un soutien technique et logistique aux associations fragilisées. En l’occurrence, s’agissant de l’aide à domicile, la coopération tend à construire une cohérence articulée d’offres différentes qui veulent, à terme, garantir la meilleure continuité possible entre la vie à domicile et l’accueil en établissement au fur et à mesure de l’accroissement de la dépendance des personnes âgées.


 

  • Le chemin se fait en marchant
    • Un modèle de développement en travail

Ces expériences ont été l’occasion de découvrir, en le réalisant progressivement, un modèle de développement que nous n’avions pas réellement imaginé a priori. Prenant les moyens de tirer les enseignements de ce vécu (journées séminaires, analyses croisées, conseils juridiques…), nous avons pu en extraire un modèle théorique affirmé dans le projet stratégique de la Fondation. Une des faiblesses de ce modèle est qu’il n’est pas préconçu, il ne se fait qu’en marchant et nul ne peut prévoir son aboutissement puisque, ce qui compte, plus que l’objectif à atteindre, c’est la manière de « faire ensemble ». L’offre de coopération renforcée à l’échelle d’un territoire, ne pèse pas de beaucoup de poids dans le contexte de tensions économiques préjudiciable à l’offre associative et encore moins devant la simplicité de la mécanique de fusion-absorption développée par certains acteurs. Présenter une solution complexe, même si nous sommes convaincus qu’elle est plus respectueuse, plus fiable et plus durable dans l’intérêt des habitants, est toujours moins attrayant qu’un offre simple, clé en main et facile à comprendre, d’autant qu’elle n’appelle pas toujours un haut niveau de responsabilité des acteurs concernés. Par opposition, la force de ce modèle de développement doit être mise en valeur. Il s’agit d’un projet qui respecte les acteurs associatifs, leur histoire, la force militante qui a été capitalisée au long des années, les cultures professionnelles qui se sont constituées dans l’action, les liens construits avec le territoire et ses habitants. Tous ces éléments sont la richesse de l’action sociale associative. Notre responsabilité sociétale est de la maintenir.

  • « Fondation abritante »

C’est pour cette raison que la Fondation a procédé à une réforme de ses statuts[3] afin de pouvoir être « fondation abritante ». Il s’agit d’une disposition spécifique aux fondations reconnues d’utilité publique qui leur permet d’héberger des entités qui prennent le statut de fondation tout en conservant une identité propre permettant d’identifier une action spécifique. L’apport de fonds, de biens, de salariés se fait par une convention qui précise les délégations, le mode de gouvernance et le degré d’autonomie de la fondation sou égide. Ce modèle apparaît tout à fait en adéquation avec l’ensemble des principes qui précèdent.

  • Troisièmes repères théoriques
    • C’est le seuil qui fait sens

L’évolution décrite dans ce chapitre relativement aux coopérations externes montre comment, progressivement, s’est réalisée une prise de conscience de la porosité nécessaire des frontières de l’organisation. En faisant l’expérience que la conduite du projet de l’organisation ne requiert pas nécessairement que cela passe par des organes totalement contrôlés, nous découvrons que la diffusion de l’action par de multiples canaux portés par des entités plus ou moins autonomes représente un enrichissement. Là où le réflexe égocentré dans la manière de regarder les organisations tend à représenter l’extérieur comme une menace, les nouvelles lunettes que nous employons ici montrent que c’est sur les pourtours de l’organisation qu’il se passe les échanges les plus intéressants et les plus porteurs pour le projet. Finalement, ce n’est pas le centre qui confère l’identité la plus consistante de l’institution mais les zones d’échange : c’est le seuil qui fait sens. C’est donc vers lui que doivent se porter les regards. Ce sont les espaces liminaires de l’institution qui doivent être analysés, étudiés, renforcés pour en améliorer la souplesse, la fluidité, la capacité à laisser circuler les énergies structurantes.

  • Le centre de gravité est hors de l’organisation

Pour aller plus loin, nous pouvons dire que la particularité de ces « organisations du seuil[4] » est qu’elles envisagent leur centre de gravité non pas au centre de leur « polygone de sustentation » mais en dehors d’elles. Cette affirmation qui peut paraître risquée (certains diraient « casse figure ») s’appuie sur l’expérience faite dans la stratégie de direction que nous mettons en œuvre. Mais, finalement, le déséquilibre créé par l’externalisation du centre de gravité, n’est-il pas la condition de toute mise en mouvement ? La marche de l’humain repose sur cette simple loi, pourquoi pas celle de nos institutions ?

  • Une perspective écologique et écosystémique

Mettre son centre de gravité à l’extérieur revient à entretenir un lien particulier à son environnement. Alors que la conception centraliste des institutions du passé tend à considérer l’environnement comme une ressource à consommer, la perspective ouverte ici inverse la tendance. Le rapport écologique entretenu avec le territoire où agit l’institution se vit dans une perspective durable. L’organisation ne conquiert pas le territoire, elle y est accueillie. Elle en constitue une ressource : pour les autres acteurs selon une visée de développement social, pour les habitants en allant au-delà des seules missions d’action sociale, pour l’économie locale, pour la vie sociale et culturelle, etc. Cette perspective écologique ouvre une dynamique écosystémique. Pour que la socio-diversité fonctionne, il faut entretenir, voire développer, une pluralité d’acteurs. L’harmonie de l’institution dans le paysage social repose sur l’harmonie de ses relations avec les autres éléments qui le peuplent. Nous parlons ici de complémentarité, de coopération, d’équilibre, d’accord sur un projet commun, bref de « vivre ensemble ». Chacun comprendra que ces finalités rendent totalement incongrues, contre-productives et ineptes les pratiques de régulations fondées sur la mise en concurrence tels que le génèrent les appels à projets. Pour qu’un écosystème fonctionne, il faut que chaque élément participe au renforcement des autres et qu’une solidarité se développe entre tous, pour le bien de chacun.

  1. Une organisation « en » travail
    • Développer des espaces de débats
      • Réhabiliter la délibération et la palabre

A ce jour, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour aller au bout de la démarche engagée. Nos vieux réflexes de travail ne portent pas à fonder les processus de décision sur de larges concertations préalables. Les « chefs » se sentent encore autorisés à décider. Il n’empêche que l’expérience réussie de collégialité qui est faite par les cadres développe naturellement des concertations de plus en plus ouvertes. La mise en place de trois comités d’éthique dans les pôles de l’organisation a contribué à cela. En effet, débattre de questions liées à la vie des établissements et services entre usagers, éventuellement leurs familles, professionnels, cadres et administrateurs, donne lieu à une énergie créatrice dont chacun sait tirer profit. Un incident a valu d’initier pour les établissements de personnes âgées une vaste consultation sur l’installation d’un nouvel outil de travail (des rails lève-personnes dans les chambres des résidents). Le débat dans des groupes de professionnels, de résidents, des réactions de familles ont éclairé une décision et ont amené les dirigeants – dont j’étais – à dépasser leurs a priori.

  • Des espaces de créativité à inventer

Cependant, notre organisation, trop souvent à flux tendu et sans suffisamment de marges de temps disponible, souffre de ne pas disposer d’espaces de créativité qui ouvriraient de nouvelles perspectives de travail ; qui, peut-être, permettraient de sortir de la pression productiviste qui s’exerce sur les professionnels… C’est un de nos séminaires des cadres qui a mis en exergue cette nécessité de se doter d’espaces de créativité pour apprendre ensemble à lâcher prise, s’autoriser la possibilité de faire autrement, libérer les imaginations.

  • Les recherches action qualifiantes
    • Deux RAQ et bientôt trois

Les recherches action qualifiantes (RAQ) font partie de ces espaces de créativité que peut se donner une organisation. En l’espèce, nous étions 5, puis 11 associations ou fondation à nous associer dans ce projet et à y envoyer nos professionnels pour vivre une expérience inédite. Il s’agissait pour eux de se transformer en chercheurs sur un terrain particulier, de se défaire de leurs habits de travailleurs sociaux pour aller à la rencontre des habitants, de leurs solidarités de proximité, des bricolages relationnels dans lesquels ils construisent du vivre ensemble, d’entendre leurs difficultés sans se sentir sommé d’y apporter une réponse ce qui permet de laisser place aux solutions locales, aux potentiels déjà disponibles et qu’une intervention sociale trop formatée risque d’étouffer. C’est une expérience « décoiffante » que vivent ces apprentis chercheurs. Quand ils reviennent dans leur équipe de travail, ils ne sont plus les mêmes et apportent un regard neuf. Ainsi, des postures se modifient et, ce faisant, transforment nos organisations, ouvrent de nouveaux possibles aux projets et à l’action.

  • Un projet de « fabrique »

C’est en ce sens qu’une réflexion est engagée pour créer un espace de travail réflexif et prospectif au sein de la Fondation qui associerait des professionnels volontaires (indépendamment de leurs fonctions et de leur niveau hiérarchique), des usagers, des partenaires et des chercheurs. Cet espace serait un lieu tiers de l’institution, un espace éphémère de travail qui, du fait du « pas de côté » qu’il représente, autoriserait la construction d’une pensée affranchie des contraintes institutionnelles. Ce serait de l’instituant, le carburant nécessaire à la transformation de l’organisation.

  • Quatrièmes repères théoriques
    • Une organisation collectivement intelligente

Les tentatives ou projets présentés ici pour montrer comment nous tâchons de mettre l’institution au travail sur elle-même participent de ce qu’il convient de nommer une organisation apprenante. Le but est de développer de l’intelligence collective. Cette expression ne peut rester un concept abstrait ni cautionner une conception dépassée des savoirs. Ce dont il s’agit, et nous avons conscience de n’y parvenir que trop modestement, c’est de reconnaître qu’une organisation du seuil repose nécessairement sur la cohabitation de savoirs différents, issus d’expériences singulières et irremplaçables. L’intelligence collective de l’organisation apprenante suppose donc, préalablement, la reconnaissance effective des différentes parties-prenantes. C’est-à-dire leurs intérêts propres qui ne peuvent être confondus entre eux, leurs points de vues assumés dans toutes leurs originalités, leurs perspectives qui n’épousent jamais complétement celles des autres acteurs. Mais la reconnaissance de l’aspect hétéroclite des savoirs et des connaissances ne suffit pas. Pour que ces énergies se transforment en une intelligence collective, il faut doter l’organisation d’espaces de régulation.

  • Une organisation fondée sur le principe de conflictualité

Ces espaces ne visent pas à éteindre les différences dans un consensus mou (Saül Karsz aime à dire que « Le consensus est un malentendu partagé »). Ils cherchent, au contraire, à conflictualiser les rapports. Cette conflictualité assumée est la condition du respect de la différenciation des places, des rôles, des opinions, des intérêts… La conflictualité n’est pas le conflit. Le conflit cherche à supprimer l’autre, la conflictualité repose sur l’altérité inhérente à tout rapport humain. Cette dynamique de la conflictualité vaut autant pour les rapports internes que pour les relations avec les partenaires. La coopération n’est pas un long fleuve tranquille. Si tel était le cas, cela signifierait qu’un a pris le pouvoir sur les autres. La coopération conflictuelle est la condition du respect de chacun.

  • Une organisation « transductive »

Tout cela ne vise pas le « grand soir » des institutions ! Il ne s’agit pas de rêver béatement que tout va changer, ou – pire encore – qu’un simple changement de regard entrainerait le grand chambardement des organisations pour les rendre, magiquement, parfaites. Pas de miracle à attendre sous peine de grande déception. Ni non plus de l’apparition soudaine d’une forme idéale : elle n’existe pas ! Ce dont il s’agit c’est d’un lent et patient travail de transformation, conduite avec opiniâtreté, au jour le jour, et tentant de saisir les petites opportunités qui se présentent. Œuvre au long court qui n’hésite pas à emprunter les méandres des aléas, des contradictions, des ouvertures aussi. Le pari qui est fait dans la stratégie de direction décrite dans ces lignes, repose sur la conviction que c’est en transformant des « petits riens », très locaux, parfois insignifiants que, progressivement, l’ensemble de l’organisation se modifie. C’est par « transduction » que s’opère le changement. C’est-à-dire par nappes, par zones de contact, de place en place que, petit à petit, tous les éléments du système sont concernés.

CONCLUSION

Ce long témoignage n’en est pas un ! Il ne s’agit pas de la description d’une réalité mais d’un discours tenu par un observateur situé dans une institution particulière. Ce n’est ni la fondation que je dirige, ni la stratégie de direction que je mets en œuvre que je vous ai raconté mais le discours que j’en tiens, avec les lunettes qui sont les miennes. Le paradoxe étant qu’en vous imposant mes lunettes, je vous invite à changer de grille de décryptage. Regarder les institutions non plus comme des organismes égocentrés mais comme des organisations du seuil, c’est simplement vous proposer de faire l’expérience d’un autre regard. L’importance ici est donc, non pas de prendre au sérieux ce que je viens d’exposer – et qui ne vaut vraiment que pour son narrateur – mais de vous en faire votre opinion, d’y prendre les éléments qui vous permettront de forger votre point de vue pour voir autrement.

[1] Théorique parce que chacun convient qu’une pyramide ne peut tenir sur sa pointe. C’est la vertu pédagogique de l’image qu’il faut retenir ici. Pour compléter la métaphore, nous pourrions dire que l’équilibre est obtenu par le mouvement du cône qui ressemble alors à une toupie…

[2] Transposition au cadre d’action des associations du modèle d’analyse RSE du monde de l’entreprise.

[3] Modification des statuts en cours d’instruction auprès du Conseil d’Etat pour le ministère de l’intérieur du fait de la reconnaissance d’utilité publique de la fondation.

[4] Janvier Lavoué Jézéquel, Transformer l’action sociale avec les associations, Desclée De Brower, 2011.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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