Le néo-management est-il soluble dans les ESSMS ?

par | Août 4, 2014 | Economie sociale et solidaire, Ethique, Fonction de direction | 0 commentaires

Les théories modernes du management nous abreuvent de leur novlangue. Tout dirigeant branché doit les employer et, ce faisant, ils se banalisent dans un usage courant de notions qui, faute d’être toutes bien comprises, deviennent évidentes. C’est peut-être là que réside le danger : un discours managérial banalisé peut en cacher un autre. Tentons d’aller voir ce qui se dissimule sous quelques mots et les conséquences spécifiques que cela peut entraîner dans le champ de l’action sociale et médico-sociale.

As Soon As Possible (ASAP)[1] :

Il n’y a plus de délai ! Ce n’est pas tout de suite, c’est immédiatement ! La réponse doit être donnée avant même que la question soit finie d’être posée. Cet « ASAP » marque un rapport au temps qui est celui de l’immédiateté. Le système productif ne peut plus supporter de différer la réponse ou l’action.

En action sociale, le temps, à l’inverse, est facteur de résolution des problèmes. Le temps laissé à l’autre pour répondre, pour construire une solution, pour trouver une issue, est indispensable. C’est l’absence de temps qui est toxique, qui prive de l’interstice nécessaire pour laisser émerger quelque chose de possible. L’immédiat confisque la réponse.

Peut-on alors rêver d’un discours managérial qui aménagerait les conditions nécessaires pour que la question posée ou la consigne donnée, soient assorties d’un « prend ton temps pour répondre ou pour faire » ?

Il faut être performant

C’est l’injonction des temps présents ! La performance est l’alfa et l’oméga de la production. Si on peut, à la limite, comprendre ce concept dans un contexte lucratif de concurrence en matière de création de biens matériels, il est plus difficile d’en saisir la pertinence en matière d’action sociale et médico-sociale. Pire, on s’interroge sur la raison d’être d’une agence entièrement dédiée à cette finalité : l’Agence Nationale d’Appui à la Performance.

« Au nom de la performance, se déploie une infrastructure d’apparence rationnelle, souvent sophistiquée, qui prétend déterminer les comportements  des acteurs et suppose que le service à la personne obéit à des rapports de cause à effet là où il constitue une interaction nécessitant des coopérations relevant de l’interdépendance et non d’un clivage entre conception et exécution. Supposée optimiser les effets de l’action, en réalité, la performance stérilise l’engagement des professionnels, détruit la souplesse et la contextualité organisationnelle nécessaire à la dimension humaine de l’action, en imposant, sans concertation et ajustement, des modalités sèchement procédurales, des organigrammes abstraits parce qu’issus de théories organisationnelles oublieuses de la singularité de chaque contexte de travail et de la nécessité, tout particulièrement dans  les activités de service à la personne, que chaque acteur soit auteur avec d’autres de son exercice professionnel.[2] »

Le « bon stress » :

Les théories managériales laissent de plus en plus place à l’idée qu’un peu de tension ne nuit pas. C’est même l’inverse : le stress est facteur de productivité et de mobilisation des acteurs. Il faut « avoir la pression » pour donner le meilleur de soi ! Cette vision confond la performance sportive avec l’efficience professionnelle.

Le travail – non pas au sens de trepalium mais à celui d’œuvre – n’est pas une compétition mais une élaboration qui associe à la fois savoir-faire, savoir-être et un tour de main propre à l’artisan. Cela est particulièrement vrai du travail social. Il s’agit d’un travail pour et avec autrui qui ne peut se construire et se réaliser que dans l’altérité, la rencontre humaine avec un autre.

Ce n’est pas l’anxiété mais la sécurité qui conditionne l’efficience professionnelle dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux.

Retour sur investissement :

Cette expression signifie que tout temps ou moyen investi doit être payé en retour par une compensation d’une valeur équivalente, voire supérieure. Si une action n’a pas de retour, c’est-à-dire de rentabilité au regard du but poursuivi, elle ne vaut rien.

Ce concept est parfaitement incompatible avec l’objet même de l’action sociale. La relation d’aide est un investissement sans retour. D’abord parce que l’accompagnement social ou médico-social n’est pas un chantage – tu dois me rendre ce que je t’ai donné – mais un pari – je ne cherche pas à maîtriser ce qui t’est donné. Ensuite parce que si retour sur investissement il y a, ce n’est pas pour celui qui donne (professionnel ou organisation) mais pour le bénéficiaire. Et là, personne ne peut être juge du parti que l’usager tirera du travail qui a été mené à ses côtés. C’est son affaire, c’est le prix de sa liberté.

Ne devrions-nous pas parler de don plutôt que d’investissement ?

Reporting[3] :

Mot clef des sciences de gestion, cette activité génère toute une batterie d’indicateurs, de tableaux, de formulaires de rendu-compte, de documents de traçabilité qui envahissent les espaces de travail. Cela fait dire à certains qu’ils passent plus de temps à rendre compte de ce qu’ils font qu’à faire réellement.

Dans le fonctionnement des établissements et services sociaux et médico-sociaux, la notion de reporting fait référence à la nécessité de formaliser ce qui est fait, de conserver des traces du travail accompli. Chacun sait que dans la culture orale des métiers du social, un peu plus de formalisation ne nuirait pas. Cependant, il convient de s’interroger sur les modalités et les formes à inventer pour atteindre cet objectif. La notion simpliste de reporting, qui tend à réduire le rendu-compte à des données chiffrées ou quantifiables, ne prend pas en compte la complexité des actes posés dans le travail social.

Peut-on imaginer un « art de la trace » qui saurait rendre visible, lisible et compréhensible ce qui se joue dans la relation d’aide ? Qui ne représenterait pas des « tâches en plus » mais une traçabilité totalement contenue dans le travail relationnel lui-même ? Par exemple, à travers la co-construction – co-écriture – de ce que l’intervenant et l’usager veulent faire ensemble et ce qu’ils décident d’en dire ?

Conduire le changement :

« Tout changement est bon si on le regarde sous l’angle de la rentabilité à court terme. Mais certains changements (restructuration, downsizing, nouveaux logiciels) provoquent des crispations curieuses chez les gens. « Ça marchait mieux avant », « Pourquoi moi ? » Les consultants sont là pour vaincre ces résistances par le plus bel euphémisme que ce métier ait inventé : la conduite du changement.[4] »

Le travail social a besoin de prendre le temps de déployer des pratiques éprouvées et stables. L’étourdissement du changement pour le changement est incompatible avec cette condition de durabilité du compagnonnage des professionnels avec les usagers.

Et si la résistance au changement était perçue comme une qualité d’investissement dans le travail fait ? Et si nous remplacions le temps court du changement par le temps long de la transformation ?

Pour conclure :

A travers cet envahissement des établissements et services sociaux et médico-sociaux par le langage du néo-management, Alain Supiot nous dit que se joue un renversement du rapport entre les moyens (qui ont trait à l’économie) et les fins (qui ont trait à l’humain). Les êtres humains deviennent le capital humain, les capacités professionnelles deviennent l’employabilité, la liberté devient la flexibilité.

« Importée par Staline avant d’être formalisée par la science économique contemporaine, l’idée de capital humain a servi d’équivalent communiste à la notion nazie de « matériel humain ». Elle procède d’une vision scientiste du monde qui réduit l’homme à l’état de ressource économique. Il en va de même de l’employabilité qui consiste, au sens étymologique, à plier les hommes dans les besoins du marché au lieu de partir de leur intelligence et de leur créativité, c’est-à-dire de leurs capacités professionnelles. Quant à la notion de flexibilité, elle permet de mettre dans le même sac les travailleurs et les matériaux, là où raisonner en termes de liberté d’agir obligerait à concilier la liberté d’entreprendre et celle du travail et à se confronter à ce qu’il y a toujours d’inattendu et d’imprévisible, non seulement dans la circulation marchande et monétaire, mais aussi dans l’esprit et le travail des hommes.[5] »

 

 

 


[1] Certains tentent de maquiller cette expression en bon français sous le sigle TTU (Très Très Urgent)…

 

 

[2] B. Dubreuil et R. Janvier, Conduire le changement en action sociale : mutations sociétales, transformation des pratiques et des organisations, ESF, 2014, p.152.

 

 

[3] En français : compte-rendu

 

 

[4] A. des Isnards, T. Zuber, L’open space m’a tuer, Hachettes littérature, 2008, p.213.

 

 

[5] A. Supiot, L’esprit de Philadelphie, Le Seuil, 2010, p.139,140.

 

 

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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