Comment aller vers les non-usagers et faire avec ?

par | Mai 9, 2019 | Droit des usagers, Pédagogie, Education | 1 commentaire

Introduction

Comment aller vers les non-usagers et faire avec ? Question redoutable tant nous sommes habitués à travailler avec les seules personnes qui apparaissent dans les radars de l’intervention sociale. Les autres, par définition, sont invisibles. Et pourtant… leur absence peut signifier le relatif échec des organisations du travail social. Alors, comment les rejoindre ? C’est à partir de ces constats qu’une thématique s’est imposée dans les objectifs assignés au travail social et éducatif : Aller vers.

Cette méthode n’est pas neuve, elle a été au fondement des pratiques des éducateurs de rue dans les années soixante-dix. Elle est aujourd’hui sur le devant de la scène et nous devons nous interroger sur les raisons qui justifient cette mode.

La démarche de l’aller vers ne peut s’interpréter sans un détour par quelques repères : Comment se constitue le rapport d’usage en action sociale ? Quel changement de paradigme a marqué l’évolution récente de l’intervention sociale ? C’est à partir des réponses à ces deux questions que nous pourrons envisager ce qu’est ou ce que peut être l’aller vers dans ses dimensions politiques, sociales et stratégiques : l’aller vers induit-il un risque de contrôle et de mise aux normes ou porte-t-il les germes d’une transformation sociale ?

Comment se constitue le rapport d’usage en action sociale ?

Pour comprendre les enjeux que pose au travail social la thématique de l’aller vers, il nous faut, dans un premier temps, mettre en lumière la manière dont se construit ce que j’ai appelé par ailleurs le rapport d’usage[1]. Deux plans sont à observer : d’une part, celui des représentations qui organisent les conceptions de l’action, d’autre part, les stratégies d’usage qu’elles génèrent.

Trois matrices qui marquent l’histoire du travail social

En nous inspirant des travaux de Saül Karsz[2], nous pouvons identifier trois couches sédimentaires qui ont déterminé, et déterminent encore, les représentations de la relation d’aide en action sociale. Ces matrices se cumulent et se complètent, elles ne s’annulent pas à travers l’histoire du travail social. Chacune continue d’influencer nos manières de concevoir les actions, de nous positionner professionnellement.

  • La charité

L’origine de l’intervention auprès des personnes vulnérables est religieuse. C’est le modèle de la charité qui a inspiré les premières œuvres en faveur des pauvres, des vagabonds, des infirmes, des irrécupérables et autres catégories. Ce modèle est essentiellement dominé par une forme de condescendance des nantis envers les exclus. Cet altruisme, si on prend le temps de le resituer dans son contexte historique, a produit des institutions qui restent aujourd’hui encore des références pertinentes. Certes, la charité comportait une part d’intérêt pour celui qui y voyait l’occasion d’y gagner son ciel.

Ce que nous pouvons retenir de cette première matrice, c’est la forte disparité de positions sociales entre l’aidant et l’aidé. C’est la philanthropie. Cette position dominante de l’intervenant laisse encore des traces aujourd’hui.

  • La prise en charge

Avec le développement des sciences humaines et de méthodes pédagogiques novatrices, le modèle caritatif a muté vers des formes plus expertes d’intervention. Le traitement des déviances se réfère progressivement à des théories psychologiques, psychosociales, pédagogiques et sociologiques. Le modèle dominant est celui du sanitaire. C’est-à-dire que c’est la relation soignant-soigné qui fait référence. L’usager-patient est pris en charge par un intervenant qui dispose de l’expertise pour ce faire. Pour cela, il a suivi une formation (le modèle de la prise en charge correspond au développement des diplômes canoniques du travail social).

La prise en charge induit l’idée d’une certaine passivité du bénéficiaire. L’intervenant sait ce qui est bon pour lui, à sa place.

Cette seconde matrice perpétue, dans un registre désormais référé techniquement, une relation asymétrique entre professionnel et usager : c’est la relation d’aide.

  • La prise en compte

Aujourd’hui, avec le développement de notions telles que la désinstitutionalisation, le virage inclusif, la réponse accompagnée pour tous, le logement d’abord, la pair-aidance, l’aide aux aidants, nous nous situons dans une troisième matrice qui n’élimine pas les deux autres mais vient les compléter. La personnes accompagnée (que symboliquement nous ne devons plus appeler « usager » pour marquer le changement de position de celui-ci) est co-actrice du projet la concernant.

Le projet a pour finalité de répondre aux besoins du sujet, tel qu’il le formule, en partant de ses propres ressources. L’aide apportée a un caractère subsidiaire, l’objectif étant avant tout de valoriser les potentiels de l’usager.

Ce nouveau référentiel n’est pas sans ambiguïtés : Il est une façon de laisser chacun trouver ses propres solutions, quitte à le solvabiliser pour cela (c’est le modèle de l’APA), au risque de le convoquer sur des compétences qu’il n’a pas, ce dispositif pouvant entraîner une dilution du principe de solidarité nationale à l’égard de tous les citoyens, y compris les plus fragiles.

Cette matrice de la prise en compte bouleverse profondément les rapports entre professionnels et usagers, remettant en cause les rapports de forces qui ont fait les belles heures du travail social. C’est une révolution qui n’en est peut-être qu’à ses débuts.

Trois stratégies qui déterminent les postures des usagers

Ces trois matrices qui forment le terreau dans lequel se développent les pratiques du travail social sont percutées par les postures des usagers eux-mêmes. En effet, il ne suffit pas de penser un dispositif d’intervention dans l’absolu. Celui-ci doit venir à la rencontre des personnes concrètes qu’il vise. Cette rencontre génère un rapport d’usage qui, pour rester schématique, peut prendre trois formes[3] :

  • Les collaborateurs

Les usagers les mieux connus sont sans doute les collaborateurs, c’est-à-dire ceux qui acceptent l’aide apportée et ajustent leur comportement aux attentes des institutions du travail social. Ils sont conformes et cette conformité tend à être interprétée par les professionnels comme résultant d’une bonne compréhension de tout le bien qu’on leur souhaite. Ils se mobilisent pour trouver une issue à leur situation problématique, participent à la solution.

Une autre lecture, plus critique, de ce positionnement relève d’une analyse coût / investissement. Comment obtenir le maximum de bénéfice avec le minimum d’investissement ? C’est peut-être aussi ce mode de calcul qui inspire la stratégie des usagers conformes. Non pas seulement leur adhésion au projet les concernant mais aussi – l’un n’excluant pas l’autre – une économie de l’usage dont ils cherchent à tirer profit.

  • Les résistants

Une autre catégorie concerne ceux que l’on nomme les résistants. Ils s’opposent à l’intervention sociale, cherchent à l’éviter, la contestent ou la refusent. Ils critiquent les professionnels et entretiennent avec eux des relations tendues. La plupart d’entre eux cherchent à être invisibles des institutions. Quand ils sont identifiés, ils sont classés dans la catégorie des « non-recours » parce qu’ils refusent les stigmatisations résultant de la prestation à laquelle ils peuvent prétendre.

Les résistants sont les publics récalcitrants qui posent beaucoup de problèmes aux professionnels.

Nous pouvons analyser cette stratégie comme une forme d’usage des dispositifs d’intervention sociale en ce sens que le non-usage reste une façon de faire. Ces publics manifestent par leur seule existence, une critique radicale de l’intervention sociale, ils en montrent les limites et les écueils.

  • Les bricoleurs

Dans les faits, les choses sont plus combinées que cette typologie par nature réductrice. C’est ce qui nous amène à cette troisième catégorie que nous pouvons nommer les bricoleurs. En fait, il s’agit des usagers les plus nombreux qui, selon les opportunités, vont se montrer collaborateurs ou résistants. Ils savent utiliser pertinemment les trucs et les astuces qui leur permettent de tirer leur épingle du jeu pour bénéficier des avantages de l’intervention mais sans que cela ne soit trop coûteux pour eux, et éviter les stigmatisations négatives qu’elle pourrait entraîner. Ils composent avec les organisations et dans leur relation avec les intervenants. Ils développent des stratégies souples et évolutives et savent se montrer ou se rendre invisible selon les besoins ou la configuration de la situation. L’art de faire bon usage d’un dispositif d’intervention sociale est un atout d’adaptabilité des personnes.

Du faire pour au faire ensemble : histoire d’un changement de paradigme

Le passage de la charité à la prise en compte, les positionnements de soumission, de résistance ou d’adaptation des usagers sont les signes visibles de ce qui représente, au fond, un changement de paradigme pour l’intervention sociale. Pour comprendre cette mutation, nous pouvons évoquer deux plans d’analyse : les formes d’intervention et le statut du savoir.

Trois schémas d’intervention

En nous référant aux travaux de Michel Chauvière[4], nous pouvons situer trois modèles d’intervention. Aucun n’existe en lui-même, c’est par hybridation du modèle communautaire, du modèle marchand et du modèle administratif que prend forme le travail social aujourd’hui en France.

  • Le modèle communautaire

Dans le modèle communautaire, c’est par les pairs eux-mêmes que se conduit l’action. Ce sont eux les intervenants légitimes car ils éprouvent ou ont éprouvé le problème de l’intérieur. Leur expertise repose sur leur connaissance impliquée de la situation.

Ce modèle resurgit aujourd’hui avec les pratiques de la pair-aidance : des personnes ayant connu par elles-mêmes les situations sur lesquelles porte l’intervention, sont associées à des professionnels du travail social pour conduire l’action.

  • Le modèle marchand

Le modèle marchand applique au travail social le rapport prestataire / client en séparant les rôles (ce que ne fait pas le modèle communautaire). Le prestataire est investi d’un statut d’expert. Le client, quant à lui, est un bénéficiaire qui doit être satisfait dans son besoin.

Ce modèle est de plus en plus présent dans le travail social. Certains glissements sémantiques l’illustrent avec l’apparition de termes tels que prestation, enquête de satisfaction, etc.

  • L’hybridation administrative

Ces deux premiers modèles s’hybrident dans les pratiques institutionnelles du travail social en France. L’intervenant est investi d’une expertise (modèle marchand) mais celle-ci ne peut se réaliser pleinement que dans le cadre d’une relative alliance avec le bénéficiaire (modèle communautaire).

Ce modèle réside dans les notions de consentement éclairé, de co-construction du projet, de participation, qui sont très présentes dans les textes de référence.

Trois statuts de l’expertise

Ces trois schémas de l’intervention sociale soulèvent une question quant au statut de la connaissance qui la sous-tend. Trois types de savoirs sont en jeu dans l’intervention sociale qu’énonce la définition légale du travail sociale (introduite à l’article D. 142-1 du code de l’action sociale et des familles). Ils se combinent de manière complexe au quotidien des pratiques.

  • Le savoir savant

Plus ou moins investi d’un statut scientifique (cette question fait débat), le travail social est au croisement de plusieurs disciplines et fait l’objet de travaux de recherche de plus en plus précis. La capitalisation des connaissances référées à des méthodes et savamment documentées inspire les formations initiales et continues des professionnels du travail social.

Il s’agit là de ce qu’on nomme le savoir savant. Il est nécessaire mais pas suffisant dans la réalité du terrain.

  • Le savoir pratique

La spécificité de la formation des professionnels du travail social réside, entre autres, dans le principe fondamental de l’alternance. Les savoirs théoriques sont mis à l’épreuve d’une pratique de terrain dès la formation initiale. Puis, les références professionnelles ou recommandations de bonnes pratiques, ne font pas l’objet de cadres ou de conduites à tenir mais de repères qui, malgré les tendances à la rationalisation, restent relativement souples. C’est la créativité et l’adaptation qui restent de mise.

Il s’agit là de la dimension pragmatique du savoir qui est essentielle aux pratiques des professionnels parce que travailler sur l’humain suppose cette inventivité de tous les jours.

  • Le savoir de l’expérience

Ces deux formes de savoir rencontrent ce savoir particulier des bénéficiaires qu’ils tirent de leur propre vécu. Aujourd’hui, chacun convient qu’il est impossible de faire sans cette dimension cognitive. La connaissance qu’a la personne concernée de sa situation, de ses causes, de ses remèdes, est indispensable à la réussite de tout travail avec et pour autrui.

L’aller vers ?

Maintenant que nous avons un peu éclairé la manière dont se construit le rapport d’usage en action sociale, construction qui résulte à la fois des représentations historiquement à l’œuvre et des stratégies d’usage mobilisées par les acteurs ; maintenant que nous avons également identifié les modèles d’intervention et les formes de savoirs en jeu, les uns et les autres s’hybridant subtilement ; nous pouvons tenter d’analyser plus avant ce que signifie le développement de cette thématique de l’aller vers.

Pour ce faire, nous proposons deux entrées : l’une par les enjeux socio-politiques, l’autre par les enjeux sécuritaires.

Un enjeu social et politique

Que signifie réellement l’aller vers ? Ce changement de posture ne suppose-t-il pas une révolution pour abandonner les pratiques curatives au bénéfice de la prévention ? Ou encore de s’intéresser aux demandes plutôt qu’aux supposés besoins ? Finalement n’est-ce pas la question du droit commun qu’il faudrait se poser ?

  • Passer du curatif au préventif ?

L’action sociale, malgré les rhétoriques régulièrement développées, en est toujours à des pratiques de réparation a posteriori des dommages sociaux. Cette position me semble incompatible avec ce que représente l’aller vers.

Si aller vers consiste simplement à aller rejoindre des publics cibles en fonction de problèmes repérés comme devant être socialement traités, alors, il suffit de campagnes de marketing ciblées pour convaincre les bénéficiaires potentiels du RSA de l’intérêt qu’ils ont à s’y inscrire, idem pour les personnes relevant possiblement de l’APA ou de la PCPH. Cette forme commerciale de l’aller vers (réduite à la mise en lien d’un public et d’une prestation) ne remet pas fondamentalement en cause les présupposés d’une action sociale réduite à une fonction de suppléance.

Mais si aller vers signifie aller rejoindre les citoyens là où ils vivent, là où ils rencontrent des difficultés pour bâtir avec eux une analyse des causes de la situation, pour envisager avec eux les solutions à construire, pour transformer avec eux leur cadre de vie pour l’adapter à leurs aspirations, alors, il s’agit de développer de nouvelles méthodes de travail qui révolutionnent complètement le travail social. Il s’agit d’imaginer une action sociale qui participe pleinement à la transformation sociale par la mobilisation des citoyens-usagers.

Celle-ci ne peut plus se limiter à guérir les maux des personnes en situation de handicap, d’exclusion, ou en difficultés éducatives et sociales. Il s’agit de traiter en amont les difficultés résultant de ces problématiques : de bâtir, avec les personnes handicapées, une société réellement inclusive, de réussir, avec les exclus, le pari de l’inclusion pour tous, de promouvoir, avec les parents et les enfants, les conditions d’une éducation sécure, d’imaginer des réponses inédites aux problèmes posés, etc.

  • Répondre aux besoins ou aux demandes ?

Dans ce mouvement qui consiste à aller vers pour faire ensemble, il n’est plus envisageable de rejoindre des publics en ayant concocté auparavant les réponses à apporter aux besoins identifiés sans eux et en extériorité des situations concrètes. Aller vers suppose que l’identification des problèmes à traiter résulte d’un diagnostic partagé qui associe étroitement les personnes concernées, les habitants des territoires, les citoyens mobilisés.

Il revient ainsi aux organisations du travail social de créer les conditions de l’émergence des demandes des personnes en lieu et place de l’élaboration de réponses aux besoins.

Finalement, dans cette perspective, aller vers suppose, pour les professionnels, de se déshabiller de leurs certitudes, de leurs savoirs constitués a priori, de leur posture d’expert pour partir à la rencontre des usagers dans un certain dénuement. C’est ce dénuement qui est l’essence même de l’aller vers. La rencontre n’est possible que dans une certaine fragilité des positions, une certaine incertitude quant à ce qui va se produire. C’est une certaine parité des positions qui permet l’aller vers. Sinon, c’est une invasion, nous y reviendrons.

Parité des positions ne signifie pas confusion des rôles, bien au contraire. C’est parce que les places, les intérêts, les enjeux, les méthodes, les savoirs ne sont pas confondus que la rencontre est possible et fructueuse.

  • Vers le droit commun ?

Finalement, c’est le principe du droit commun qui préside à l’aller vers. En effet, il ne s’agit pas d’un aller vers qui stigmatise et isole mais d’un aller vers qui relie et réconcilie. N’est-ce pas là la finalité du travail social ? Permettre à des sujets de retrouver pleinement leur place dans la société, avec et malgré ce qui les identifie dans leur singularité.

C’est ce principe du droit commun qui a inspiré l’analyse extrêmement dure que l’enquêtrice spéciale de l’ONU a publié dans son rapport sur le traitement des personnes en situation de handicap en France[5]. Outre les excès de ses propos (fermeture des établissements, dénonciation des atteintes aux droits des personnes, etc.), elle indique bien la voie à explorer et sur laquelle nous avons d’importants progrès à réaliser : penser une société où chacun a sa place au même titre que les autres.

Aller vers prend alors une tournure encore plus radicale : ce sont nos institutions qui doivent aller vers le droit commun parce que c’est là l’attente légitime de tout citoyen. Tout dispositif d’intervention, toute institution de traitement qui a pour effet de ségréguer ou de stigmatiser doit être remise en cause.

Un enjeu stratégique

Nous voyons que l’aller vers peut porter les germes d’une refonte radicale des principes mêmes de l’intervention sociale. Cependant, cela suppose une analyse critique à la fois de l’existant et de la manière dont il pourrait évoluer. L’aller vers ne nous expose-t-il pas à une nouvelle forme de contrôle social ? Dans ce contexte, l’institution a-t-elle un avenir ? Et, finalement, quelle est la citoyenneté qu’entend promouvoir le travail social ?

  • Vers une société du contrôle ?

Aller vers peut contenir un biais redoutable. Il peut s’agir d’une démarche totalitaire qui, à ne vouloir laisser personne sur le bord de la route, opérerait un contrôle sur tous les citoyens. S’il n’y a plus moyen d’échapper, c’est le règne absolu de la conformité qui risque de s’imposer. Tout assujetti doit être déclaré, tout bénéficiaire doit être identifié, tout allocataire doit être inscrit. Cette forme radicale de l’aller vers, visant à transformer les non-usagers – opposants, résistants, invisibles… – en usagers forcés, consignés, étiquetés, inaugure une société disciplinaire où chaque individu est contrôlé et où l’intervention sociale participe à ce fichage des populations.

L’aller vers promu dans ces lignes est plutôt une façon de créer des espaces sociaux de liberté, des interstices dans lesquels la rencontre est possible sans être formatée d’avance. Aller vers revient alors à tracer des ribines[6] dans les espaces de vie sociale afin que la rencontre soit possible.

  • Refaire institution ?

Un autre biais menace les théories de l’aller vers : une sorte d’épanchement des institutions dans les lieux privés des personnes. Il y a un danger pour les usagers à ce qu’une institution d’action sociale aille vers eux. Par exemple, que signifie un « placement éducatif à domicile » ? Cela peut signifier que c’est l’institution qui installe son contrôle au cœur même de la famille. Contrairement à l’idée avancée, ce n’est pas l’institution qui quitte ses murs pour rejoindre les familles là où elles vivent. C’est le lieu familial qui est absorbé par l’institution qui prend position sur son terrain, violant son intimité.

Aller vers suppose donc, pour ne pas être une machinerie dictatoriale, de repenser l’institution de fond en comble, de la désinstitutionnaliser pour lui conférer une nouvelle légitimité. C’est la rencontre entre le cadre institué et les personnes rencontrées qui reconfigure l’organisation. Sinon, cela revient à introduire un éléphant dans un magasin de porcelaine, à faire invasion. C’est-à-dire à institutionnaliser les familles, les quartiers, la vie privée des gens, le personnes vulnérables… Ce ne sont pas les institutions qui changent la vie des gens mais la vie des gens qui doit transformer les institutions.

  • Promouvoir la citoyenneté ?

Car, finalement, l’enjeu de l’aller vers, c’est de promouvoir la citoyenneté des personnes accueillies ou accompagnées. Mais de quelle citoyenneté parle-t-on ?

Aller vers est un acte de rencontre qui renvoie à la question ontologique fondamentale de l’altérité. L’autre est toujours radicalement différent de moi tout en partageant l’expérience de notre commune humanité. Semblables et différents, nous sommes appelés à vivre ensemble en assumant à la fois notre destin commun d’humains et ce qui fait la singularité de chaque personnalité. Sous cet angle, la citoyenneté n’est pas un moule uniformisant mais un creuset qui cultive les différences, vécues comme des richesses nécessaires à la socio-diversité de notre monde. C’est en assumant nos différences que nous faisons société, pas en alignant tout le monde sur un modèle standardisé.

Aller vers devient ainsi une aventure qui place l’altérité au centre de sa dynamique. La rencontre de l’autre est une aventure en ce sens qu’elle nous entraîne sur des terres inconnues que l’autre nous fait découvrir. Aller vers me transforme autant qu’il transforme l’autre. Cette perspective nous amène à repenser les positionnements professionnels.

Etre professionnel en travail social, c’est donc accepter de se laisser transformer par la rencontre de l’autre. De vivre l’aller vers comme une opportunité pour soi et pour autrui.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons simplement prendre le temps de lire la définition du travail social telle qu’elle nous est livrée par le Code de l’Action Sociale et des Familles (article D. 142-1). Chacun, à sa lecture, établira les liens avec ce qui vient d’être exposé :

« Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement.

A cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière.

Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. »


[1] R. Janvier, Vous avez dit usager ? Le rapport d’usage en action sociale, ESF éditeur, 2017 (2ème édition).

[2] S. Karsz, Pourquoi le travail social, Dunod, 2004.

[3] Ces catégories s’inspirent de divers travaux sur la question, dont la thèse d’Isabelle Delens-Ravier, éditions Jeunesse et Droit, Liège, 2001.

[4] M. Chauvière, Le travail social dans l’action publique, Dunod, 2004. Voir également J.T. Godebout et M. Chauvière, Les usagers entre marché et citoyenneté, L’Harmattan, 1992.

[5] « Rapport Onu et handicap : pour une société inclusive et une réforme en profondeur de l’accès aux compensations » Catalina Devandas-Aguilar, 7 mars 2019.

[6] Du breton ribinou : route, chemin, sentier.

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Fanny Lesaint
3 années il y a

Bonjour,
Actuellement en formation DESJEPS, je présente le projet de développement de ma structure (centre socioculturel) sur « l’aller vers ». Votre article m’a passionnée, je pourrais citer chacune de vos lignes, tant elles me font échos ! Merci pour cet écrit !
Bien à vous,
Fanny

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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