Le fait associatif : Résister

par | Déc 16, 2017 | Droit des usagers, Economie sociale et solidaire, Organisation | 0 commentaires

Introduction

L’innovation est l’élément central de la résistance à tout ce qui pourrait réduire la vie à la simple reproduction mécanique de « ce qu’il faut faire ». Résister c’est substituer à la logique du « ce qu’il faut faire » la dynamique du « ce que nous voulons ». Résister, c’est réhabiliter la volonté de transformer la vie. L’association apparaît comme le lieu privilégié d’expression d’une volonté collective. Cela nous renvoie aux questions de délibération, de souveraineté, de citoyenneté.

Pour éclairer cette question, il nous faut revenir à ce qui fait contrat entre l’État, les citoyens et les corps intermédiaires que sont, notamment, les associations.

Dans un premier temps, nous tenterons de cerner une conception du contrat social vue comme une articulation tripartite – État/corps intermédiaires/ citoyen – puis nous analyserons comment, dans ce contexte, envisager la résistance.

  1. La triangulation du contrat social
    • Le mythe révolutionnaire : un lien sans médiation du citoyen à l’Etat

La loi Le Chapelier symbolise la conception que se faisaient les révolutionnaires français du lien entre le citoyen et l’État. Dans son discours de présentation de son décret, le 29 septembre 1791, le député rennais, président de l’assemblée constituante, argumentait ainsi : « Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler ; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs ; il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. »

Il précise sa pensée : « Il n’y a de pouvoirs que ceux constitués par la volonté du peuple exprimée par les représentants (…) C’est pour conserver ce principe dans toute sa pureté que, d’un bout de l’Empire à l’autre, la Constitution a fait disparaître toutes les corporations, et qu’elle n’a plus reconnu que le corps social et les individus. (…) il n’y a plus que l’intérêt de chaque individu et l’intérêt général. »

Le pouvoir c’est la souveraineté du peuple, la légitimité de l’État, c’est le lien direct du peuple avec l’État par le truchement de ses représentants élus. Tout intermédiaire entre les citoyens et leurs élus menace à la fois le principe de souveraineté issu du contrat social théorisé par Rousseau et l’autorité étatique. C’est pour cela que ceux qui conçoivent alors la constitution refusent tout corps intermédiaire, corporation, société ou association de citoyens.

Il faudra attendre 1864 pour qu’une loi abolisse le délit de coalition et la loi Waldeck-Rousseau de mars 1884 qui légalisera les syndicats.

  • Les corps intermédiaires : espaces garantissant la démocratie

La conception du rapport de l’État aux citoyens s’oppose à celle défendue par Montesquieu concernant les corps intermédiaires. De ce philosophe, mort quelques années avant la Révolution, les auteurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen retiendront le principe de séparation des pouvoirs comme garantie des droits[1]. Au-delà du principe de leur séparation, c’est l’équilibre des pouvoirs qui intéresse Montesquieu qui écrit dans l’Esprit des lois : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir. »

Le concept de corps intermédiaire, bien qu’issu de la monarchie, va inspirer toutes les évolutions démocratiques postrévolutionnaires. Signée le 14 février 2014, la nouvelle Charte des engagements réciproques entre l’Etat, les collectivités territoriales et les associations atteste du rôle essentiel de corps intermédiaire qu’assurent les associations : « L’État, et les collectivités territoriales, garants de l’intérêt général chacun à leur niveau et responsables de la conduite des politiques publiques, fondent leur légitimité sur la démocratie représentative. Les associations apportent en toute indépendance leur contribution à l’intérêt général par leur caractère reconnu d’utilité civique et sociale. » Que de chemin parcouru depuis 1791 ! Citons encore les principes partagés qui introduisent le texte : « L’État et les collectivités territoriales considèrent la diversité du monde associatif comme une richesse indissociable de la variété des tailles, des champs d’intervention et des couvertures territoriales des structures qui la composent. Ils reconnaissent l’indépendance associative et font respecter ce principe. »

  • Repenser le lien du citoyen à l’État

Cependant, le lien du citoyen à l’État fait encore débat. Par exemple, en 2012, lors d’un meeting à Marseille, Nicolas Sarkozy déclarait : « Pendant cinq ans, j’ai pu mesurer la puissance des corps intermédiaires qui s’interposent parfois entre le peuple et le sommet de l’État, qui prétendent souvent parler au nom des Français et qui en vérité confisquent la parole des Français. Ce ne sont pas les Français qui sont rétifs aux réformes mais les corps intermédiaires qui n’aiment rien tant que l’immobilisme » Derrière cette citation, c’est tout le débat entre intérêt général et intérêts particuliers qui surgit : débat symbolisé par les positions de Jean-Jacques Rousseau et d’Adam Smith.

Pour ce dernier, la volonté générale résulte de la somme des intérêts particuliers : « Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société.[2] »

A l’inverse, pour l’auteur du Contrat social, « …la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité.[3] »

C’est entre ces deux conceptions du lien politique qu’évoluent nos propres références démocratiques et que se structure le débat.

  • Repenser le lien du citoyen aux corps intermédiaires

La loi du 1er juillet 1901 est toujours présentée comme un symbole de démocratie. Un rapport préparatoire à cette loi essentielle, rédigé par Jules Simon au Sénat (27 juin 1882) déclare au sujet des associations : « Nous croyons qu’il n’y a pas d’armure plus solide contre l’oppression, ni d’outil plus merveilleux pour les grandes œuvres, ni de source plus féconde de consolation et de bonheur. »

L’association, corps intermédiaire, est reconnue comme un véritable espace de médiation démocratique qui complète la démocratie représentative. Le principe est que la volonté générale, si elle peut, à l’instar de Rousseau, transcender les intérêts particuliers, nécessite, dans sa construction, des intermédiaires qui subliment la seule expression individuelle, qui concrétisent le fait que la volonté générale est toujours plus que la simple addition des intérêts particuliers.

  • Repenser le lien des corps intermédiaires à l’État

Le chemin qui va de l’individu-citoyen à l’État – symbole et acteur de la souveraineté du peuple – est long, sinueux et complexe. L’expérience démocratique, toujours hésitante, balbutiante et incohérente, nous montre qu’il n’est pas possible d’opposer le particulier et le collectif, que l’un contribue à l’autre et réciproquement. Il est fréquent que la défense d’intérêts égoïstes constitue des voies d’accès à la préservation d’intérêts collectifs et généraux. Combien de salariés sont devenus des militants syndicaux à partir d’une adhésion motivée par la défense de leur situation personnelle. Par exemple, cet habitant qui s’oppose à la réalisation d’une autoroute au fond de son jardin (« Not In My Back-Yard ») découvre les enjeux écologiques, économiques, sociaux d’une question et s’engage dans un combat pour le développement durable.

C’est donc, aujourd’hui, le lien entre les intérêts particuliers, le bien commun et le rôle de l’État, garant des libertés publiques et individuelles qui doit être repensé, mis au travail dans une perspective démocratique renouvelée. Pour suivre ce raisonnement, je vous propose de nous intéresser à cette catégorie particulière d’associations que sont les associations d’action sociale.

Le secteur social et médico-social est une déclinaison particulière du contrat social, en ce sens qu’il traite d’un aspect singulier du vivre-ensemble, aspect particulièrement instructif puisqu’il concerne les espaces de la vie de la société où le lien social est le plus fragilisé. Dans cette configuration, cet aspect du contrat social est une triangulation subtile.

  • Revendiquer, Décider, Agir, sont les trois piliers de la « chose publique » (res-publica)

Dans le secteur social et médico-social, nous sommes en présence de trois acteurs : le décideur public chargé de conduire les politiques sociales (État, Département, Agence Régionale de Santé) ; le bénéficiaire (usagers-citoyens, habitants des territoires concernés) ; l’opérateur (chargé de la mise en œuvre des missions confiées). Le travail social se structure entre ces trois entités :

  • Les besoins sociaux qui émergent : handicap, dépendance, grand âge, exclusion, difficultés sociales et éducatives, etc.
  • L’inscription des réponses aux besoins dans l’agenda politique avec l’organisation des moyens nécessaires (planification, autorisations, budgets, contrôles).
  • L’action elle-même organisée dans toutes ses dimensions opérationnelles.

L’expression du besoin relève de la revendication citoyenne, la traduction des besoins sociaux en politiques sociales relève des décideurs politiques issus de la démocratie représentative, la mise en œuvre, en France, relève à 80 % de l’initiative associative.

 

  1. Résister c’est créer

La thèse soutenue dans cet exposé, est qu’il ne faut pas confondre, superposer ou mêler les trois pôles du processus démocratique d’un contrat social tripartite.

  • La revendication concernant les politiques sociales – exigence citoyenne que les besoins sociaux soient couverts – doit être laissée aux citoyens-usagers (seuls ou organisés collectivement). En se positionnant ainsi sur l’échiquier sociétal, la fonction de revendication est un acte de résistance.
  • La définition des politiques sociales, leur inscription sur l’agenda politique – exigence de la démocratie représentative au service de la volonté du peuple – doit être laissée aux décideurs politiques titulaires de mandats électifs. Ce faisant, ils résistent au pouvoir des lobbys.
  • La mise en œuvre des dispositifs d’action sociale – exigence d’un fonctionnement étatique qui ne peut être tout puissant et qui s’appuie sur les corps intermédiaires – doit appartenir pleinement aux associations auxquelles sont déléguées ces missions de service public. Cette construction originale est un acte de résistance à l’étatisation des actions et à l’instrumentalisation des usagers.
    • Revendiquer, c’est résister

Reconnaître l’association comme corps intermédiaire du processus démocratique, c’est ouvrir un espace aux médiations politiques. Cela représente un enrichissement de la délibération en évitant de la réduire aux seuls appareils d’État ou aux seuls dispositifs politiciens.

L’acte de revendiquer, si on le pose comme un acte authentiquement citoyen, c’est-à-dire participant pleinement à la construction de la cité, suppose une ouverture au collectif. C’est tout le problème de la loi du 2 janvier 2002 qui a placé la participation des usagers dans une démarche individuelle – alors que dans le même temps, la loi relative aux droit des patients (du 4 mars 2002) faisait reposer la représentation des malades dans l’hôpital sur des associations habilitées. Revendiquer, suppose de s’organiser collectivement pour peser sur la décision politique. Nous pouvons cependant constater que le mouvement d’auto-organisation des usagers dans des associations qui leurs sont propres reste relativement timide.

Il convient ici d’apporter une précision. Ces organisations d’usagers ne peuvent être confondues avec les associations de solidarité qui mettent en œuvre les politiques sociales. Ces dernières ne peuvent prétendre à représenter les usagers, à porter leur parole, pire, à parler à leur place ce qui arrive parfois. En effet, confondre le pôle « revendiquer » (exprimer les besoins sociaux) et le pôle « agir » (mettre en œuvre les réponses) c’est réduire la triangulation du contrat social à un rapport direct entre les associations d’action sociale et l’État : c’est l’usager qui se fait exclure de ce jeu-là.

Cette distinction entre les associations d’usagers et les associations d’action sociale a pour finalité de préserver la conflictualité inhérente aux rapports sociaux. Cette distinction induit une clarification entre les associations militantes – des citoyens qui s’organisent entre eux pour exiger le respect de leurs droits et la réponse à leurs besoins – et les associations qui sont des acteurs sociaux – des citoyens qui s’associent pour porter l’ambition républicaine d’égalité et de fraternité dans le cadre d’une mission déléguée par les pouvoirs publics et financée par eux.

Que des citoyens revendiquent, pour eux-mêmes ou pour leurs pairs, les réponses aux besoins sociaux, c’est résister à des réponses standardisées, s’opposer au pouvoir bureaucratique, refuser une approche technocratique des actions.

  • Décider, c’est résister

La crainte d’Isaac Le Chapelier, en 1791, était que la légitimité de l’État, portée par la souveraineté du peuple, ne soit mise à mal par des groupes de pression, des lobbys qui représentaient des intérêts particuliers, incompatibles avec le bien commun. La théorie libérale des anglo-saxons – nous avons déjà cité Adam Smith – légitime le principe des lobbys puisque chacun d’eux contribue, en défendant des intérêts particuliers, à construire l’intérêt commun. Ce n’est pas notre culture française qui condamne les actions de lobbys.

En France, la décision publique est chose complexe. L’héritage révolutionnaire a subi bien des transformations : le lien direct et sans intermédiaire du citoyen à l’État n’a jamais fonctionné et les corps intermédiaires sont revenus en force. Dans l’immédiat après-guerre, ce sont les associations qui ont créé et obtenu les financements des actions sociales et médico-sociales. Elles ont joué un rôle de lobby pour créer les réponses aux problèmes sociaux qui se posaient. En reprenant la main, par le biais du financement intégral des actions, l’État s’est progressivement situé comme seul décideur des actions de solidarité, se substituant presque totalement à la charité et à la philanthropie.

Assurant l’encadrement des actions sociales et médico-sociales, l’État préserve le secteur de plusieurs écueils :

  • Renvoyer la solidarité nationale à une affaire privée, liée à un contrat de gré à gré entre individus plutôt qu’à une affaire d’État ;
  • Transformer la solidarité nationale en bienfaisance réduisant ainsi l’accès aux droits qui est au fondement de l’action sociale à une assistance ;
  • Diluer les actions de solidarité dans des initiatives isolées qui seraient alors déconnectées d’une politique nationale cohérente ;
  • Ramener le financement de ces actions à la générosité individuelle, en lieu et place de l’impôt ou des cotisations sociales qui portent le principe de solidarité.

Vu sous cet angle, l’acte de décision confié à l’État est bien un acte de résistance à toutes les régressions que représenterait le retour à la privatisation des questions sociales, à la bienfaisance, à l’émiettement des politiques sociales en initiatives isolées, à l’appel à la charité pour les financer.

  • Agir, c’est résister

Mais il nous faut maintenant nous intéresser au troisième terme de notre trilogie démocratique : les associations d’action sociale qui mettent en œuvre les réponses revendiquées par les usagers-citoyens et décidées par les représentants du peuple.

Une première interprétation pourrait laisser croire que ce schéma théorique refoule les associations au rang de simples exécutants des politiques publiques négociées entre les citoyens et l’État. Ce serait une lecture trop simplificatrice d’un modèle démocratique qui doit intégrer les corps intermédiaires, c’est-à-dire les médiations qui existent entre la décision politique et sa mise en œuvre.

Les associations d’action sociale sont des acteurs sociaux qui, par leur travail, influencent les politiques sociales. Car, dans la triangulation du contrat social, la mise en œuvre est un élément central du projet commun. La manière dont les missions sont opérationnalisées dans les territoires détermine le projet politique sous plusieurs aspects :

  • Réalisant la mission, l’association se place en intermédiaire entre la puissance publique et les bénéficiaires : ce rôle de médiation est essentiel à la réussite des objectifs visés.
  • Mettant en œuvre les missions au regard de son projet, l’association colore les politiques sociales en leur donnant sens, en leur conférant une signification sociétale qui dépasse la simple exécution, au cœur même de l’action.
  • Mobilisant à la fois des énergies professionnelles et bénévoles, les associations d’action sociale attestent que l’action sociale ne peut être ni une affaire strictement privée, ni une affaire exclusivement technique.
  • En se référant à des valeurs fortes – droits de l’homme, humanisme, égalité et justice, etc. – les associations résistent à la réduction de l’action sociale à une simple rationalité instrumentale : elles contribuent à maintenir les questions sociales au niveau politique où elles doivent être posées et traitées.

Conclusion : une dynamique systémique

On ne peut refonder la légitimité associative en soit. Cette voie nous expose au risque d’un simple plaidoyer pro domo. L’autojustification n’est pas une démonstration probante.

Refonder la légitimité associative suppose de réarticuler sa pertinence avec les autres parties prenantes qui forment le paysage de l’action sociale et médico-sociale. C’est le sens de cet essai de théorisation d’un contrat social tripartite qui redonne toute sa place à la fonction centrale de décision que porte l’État et à la fonction de revendication que portent les citoyens-usagers.

C’est en réhabilitant chacun des acteurs au cœur de la délibération démocratique que les associations d’action sociale trouveront leur pleine légitimité.

Nous constatons, au terme de cet exposé, que l’acte de résistance ne peut être l’apanage des uns ou des autres, chacun dans son domaine d’action résiste, c’est-à-dire refuse de céder simplement à l’air du temps, aux tendances lourdes qui ne laisseraient plus d’alternative. C’est parce que des citoyens résistent à leur instrumentalisation que les associations peuvent résister à leur propre instrumentalisation. C’est parce que l’État résiste aux lobbys – notamment aux forces réactionnaires – que les usagers peuvent revendiquer leurs droits et que les associations peuvent œuvrer pour une société de justice, de respect et d’égalité.

[1] Article 16 de la déclaration du 26 août 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »

[2] A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.

[3] J-J. Rousseau, Du Contrat Social, 1762

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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