L’évaluation dans le contexte d’évolution des établissements sociaux et médico-sociaux

par | Juin 14, 2021 | Droit des usagers | 0 commentaires

Introduction : vous avez dit « valeurs » ?

L’évaluation serait une « mise à l’épreuve » pour le travail social ? C’est ce que laisse entendre le titre de cette journée qui indique que ce sont le « sens » et les « valeurs » qui sont mises en tension. Méfions-nous des mots valises. Qu’entendons-nous par ces termes de sens et de valeurs ? Tels qu’utilisés dans ce titre, ils nous font penser à des contenus établis une fois pour toutes et situés en surplomb des réalités.

Je postule plutôt que le sens du travail social n’est pas un préalable mais un construit social résultant de rapports de forces entre les acteurs : les décideurs des politiques sociales, les travailleurs sociaux et leurs établissements et services, les usagers de l’action sociale. En conséquence, les valeurs ne sont pas à mes yeux un corpus cohérent et stable mais les produits des conceptions à l’œuvre, des tendances et des modes, des luttes d’influence entre des idéologies, des conceptions du monde et des rapports sociaux.

Dans cet exposé, dont le but est de faire le point sur ce qu’est aujourd’hui l’évaluation dans le contexte d’évolution des établissements et services sociaux et médico-sociaux, je voudrais donc montrer que le processus évaluatif résulte de ces débats fondamentaux sur les valeurs et de ces rapports de forces qui influent le sens des actions.

Pour comprendre ces enjeux, il est utile d’opérer un rapide retour sur la genèse de l’évaluation dans le champ social et médico-social, de mettre cette histoire en parallèle avec la construction des instances de pilotage de l’évaluation et de l’évolution du secteur social et médico-social. Afin de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, une lecture critique du projet de référentiel de l’évaluation sociale et médico-sociale en cours de consultation par la Haute Autorité en Santé (HAS) devrait nous éclairer.

1.     L’évaluation dans le secteur social et médico-social : bref rappel d’une genèse tourmentée.

 2002 : L’évaluation tombe du ciel

L’apparition de l’évaluation dans le secteur social et médico-social est liée à la prise de conscience des pouvoirs publics de leur incapacité à comprendre ce qui se passe réellement dans ces « boîtes noires » que sont, à leurs yeux, les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS). Ce point est apparu d’autant plus aveugle que la réforme s’est engagée avec, en toile de fond, l’affaire des disparues de l’Yonne mettant en cause les pratiques maltraitantes, en l’occurrence criminelles, de certains établissements médico-sociaux. Certains y ont vu, à bon droit, une volonté de l’État de prendre le contrôle sur le fonctionnement d’établissements et de services jugés opaques, marqués par l’incertitude de leurs méthodes et, surtout, dispendieux.

Fallait-il mobiliser les ESMS dans une démarche d’amélioration continue de la qualité par un dispositif d’auto-évaluation ou les faire évaluer par un auditeur externe afin d’objectiver la démarche ? Plutôt que de choisir, le débat a opté pour la double évaluation interne, conduite par les équipes, et externe, avec des évaluateurs habilités.

Mais il faut noter que l’évaluation des activités, à quelques exceptions près, ne faisait pas partie de la culture du travail social. C’est donc un objet étranger, mal identifié, non-préparé, qui est tombé des décideurs politiques sur les équipes de terrain.

 2005 : L’évaluation s’organise

Trois ans après la loi a été installé le Conseil National de l’Évaluation Sociale et Médico-sociale (CNESM). Les délais disent ici quelque chose des mentalités ; ni l’État, ni les organismes gestionnaires ne se sont précipités pour mettre en œuvre ce volet de la loi.

Les membres du CNESM, représentatifs de l’ensemble des composantes publiques et privées du champ social et médico-social, se sont retrouvés autour de ce nouvel objet de travail : l’évaluation de la qualité des prestations délivrées par les établissements et services. Les premières réunions faisaient penser à ces poules qui, au milieu de leur poulailler, découvrent un couteau et se demandent ce qu’elles vont bien pouvoir en faire. Le terrain de l’évaluation était alors un champ quasiment vierge, en friche, permettant, pensions-nous à quelques-uns, tous les possibles.

 2007 : L’évaluation s’institutionnalise

Mais que pouvait faire un conseil sans moyen pour mener une telle opération ? Et quelle garantie avait le ministère que l’évaluation serait conduite selon leurs visées ? La transformation, dès 2007, du CNESM en agence signifiait une double volonté de se doter des moyens requis par un secteur pesant 30 000 établissements et services et de reprendre en main la conduite de la qualité en leur sein.

L’ Agence Nationale de l’Évaluation (et de la qualité) des Établissements et Services sociaux et Médico-sociaux (ANESM), Groupement d’Intérêt Public, est installée après deux années de fonctionnement du CNESM. Si les parties prenantes restent représentées au sein du Comité d’Orientation Stratégique, c’est sur le Conseil d’Administration et, surtout, son directeur général (nommé en Conseil des Ministres) que se concentre le pouvoir de décision.

 2018 : L’évaluation se sanitarise

L’aventure mouvementée de l’implantation de l’évaluation dans les ESMS aboutit, le 1er avril 2018, à l’absorption de l’ANESM par la Haute Autorité de Santé (HAS). Cette décision est motivée par une volonté d’efficience, de rationalisation afin, dit l’exposé des motifs de la loi, de renforcer la complémentarité et le pilotage transversal des secteurs sanitaire, social et médico-social[1].

La question aujourd’hui est de comprendre plus finement les raisons de ce transfert et les effets que cela produit ou produira.

2.     La santé ou le sanitaire ?

Le CNESM : la recherche d’une doctrine

Dès sa création, le CNESM a cherché à élaborer une doctrine évaluative propre au secteur social et médico-social. À l’époque, le danger était déjà perçu d’une transposition des démarches d’accréditation sanitaire (pilotée alors par l’Agence Nationale d’Accréditation Sanitaire) qui apparaissaient inadéquates.

Si l’on relit les productions de cette éphémère instance[2] une option claire se dégage : l’évaluation doit permettre une mobilisation des équipes dans un processus à construire d’amélioration continue de la qualité. Ce faisant, l’instance tente d’éviter un formatage des pratiques par des référentiels uniformisés et des recommandations de bonnes pratiques professionnelles standardisées.

L’ANESM : controverse sur la qualité

Avec le passage du CNESM à l’ANESM, le débat sur la qualité, jusqu’alors sous-jacent, va se déployer. Qu’entend-on par qualité dans le secteur social et médico-social ? La création de l’Agence Nationale d’Appui à la Performance (ANAP) en 2009[3] colore cette controverse par l’assimilation de plus en plus admise des concepts de qualité et de performance. Une sorte de mythe se construit alors, laissant penser que la qualité en travail social n’est pas multiforme ou plurielle. Il y aurait une qualité comme il existerait une seule bonne solution à chaque problème.

Les tensions qui marqueront les travaux de l’ANESM portent sur l’imposition ou non d’un référentiel commun, le statut des recommandations vues par les uns comme des repères pour agir ou, par d’autres, comme des consignes à appliquer.

L’HAS : la problématique de la santé

L’intégration à l’HAS de la mission d’évaluation sociale et médico-sociale ouvre une autre dispute sur la problématique de la santé. Bien entendu, la référence commune est celle de la définition de la santé qui figure dans le préambule de la constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui date de 1946 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Le problème n’est pas conceptuel, chacun convient que santé n’est pas synonyme de sanitaire.

Le problème est culturel. Le code génétique de la HAS est sanitaire. Quelle différence cela fait-il ? Au risque de la caricature, nous pouvons décrire ainsi les manières de faire :

  • Dans le sanitaire : face à une pathologie, on applique un protocole thérapeutique et la personne, dans le meilleur des cas, guérit dans un délai plus ou moins bref, mais toujours limité. La performance se mesure au résultat obtenu.
  • Dans le médico-social : face à un handicap, on accompagne la personne pour l’aider à compenser son désavantage et vivre avec, dans le temps long.
  • Dans le social, c’est encore plus compliqué : face à une difficulté, on accompagne la personne pour œuvrer, avec elle, à une résolution des problèmes qui n’est jamais fixée d’avance, qui évolue et se modifie en fonction du contexte.

Les méthodes, les temporalités, les positionnements et les engagements ne sont pas de même nature, ne mobilisent pas les mêmes compétences et ne peuvent se réduire à des protocoles unifiés. Ce sont des cultures différentes qui ont chacune leur histoire, leur valeur, leur pertinence. Elles ne peuvent être assimilées ou confondues.

L’évaluation SMS repose sur un conflit : évaluer ou contrôler ?

Au-delà et en cumul à ces questions resurgit le débat initial qui a prévalu à l’implantation de l’évaluation dans les ESMS : Évaluation ou contrôle ? Avec le recul, nous pouvons dire que la construction de l’évaluation dans le champ social et médico-social a été déterminée par ce conflit entre une volonté de promotion de la qualité et une intention, pas toujours avouée, d’utiliser le cheval de Troyes de l’évaluation pour accroître le contrôle des autorités sur les établissements et services.

Finalement, l’évaluation est à l’image du renversement paradigmatique auquel nous assistons depuis le début de ce siècle. Renversement qui voit se réduire comme peau de chagrin la légitimité et l’autonomie de l’initiative associative et la montée en puissance de leur instrumentalisation par la puissance publique. Les associations deviennent de simples exécutants des politiques publiques et se trouvent soumises à des cahiers des charges qui rognent progressivement leurs marges de manœuvre.

3.     L’évolution des établissements sociaux et médico-sociaux : la montée en puissance d’une normalisation

Le fond de tableau de cette évolution est l’émergence d’un monde de plus en plus standardisé, de plus en plus uniformisé, pris dans des procédures de plus en plus formalisées. Tous les secteurs sont concernés. L’hégémonie de l’International Standard Organization (ISO) couplée avec la dictature des GAFAM[4] et la montée en puissance des intégrismes de tous poils provoquent, en réaction, un réflexe de rationalisation instrumentale qui repose sur deux postulats :

  • Le monde est trop compliqué, il faut le simplifier quitte à réduire la compréhension de ses manifestations complexes.
  • Le monde est trop incertain, il faut le maîtriser en appliquant quelques protocoles qui apportent la bonne solution à chaque problème qui se pose.

L’enjeu de la standardisation

La difficulté à laquelle se trouve confronté le secteur social et médico-social, c’est que cette forme de pensée est particulièrement inadaptée. Par essence, le travail avec et pour autrui suppose la prise en compte de la complexité des situations et, pour assumer cette complexité, cela suppose également la possibilité d’adapter les pratiques à la singularité de chaque cas.

La standardisation est antinomique avec la nécessité quotidienne qui s’impose à chaque professionnel d’adapter constamment les manières de faire. En ce sens, le travail social relève plus de l’art que de la technique, de la créativité que de la routine, du savoir-être que du savoir-faire.

L’évolution des cadres conceptuels de l’évaluation ces dernières années participent de ce mouvement de standardisation toxique pour la culture du travail social.

L’enjeu de la créativité

L’injonction à l’innovation est un classique. Mais, là encore, de quelle innovation parlons-nous ? Créer du neuf ce n’est ni reproduire autrement ce qui se faisait avant, ni s’enfermer dans des cadres préexistants qui formalisent les pratiques.

Quelle possibilité d’innover reste-t-il aux acteurs sociaux et médico-sociaux dans ce contexte ? Pour ne prendre qu’un exemple significatif, les appels à projets reposent sur des cahiers des charges qui formatent totalement l’action. Ils dépendent de la seule décision des autorités et non plus de l’initiative des territoires. La concurrence qui en résulte entre les répondants confine à l’uniformisation des réponses (il faut plaire au prince…). La contrainte budgétaire qu’ils imposent est contre-productive de toute innovation. Bref, l’opérateur de terrain se trouve de plus en plus inféodé au décideur (on ne mort pas la main qui nous nourrit) tout en étant invectivé par lui pour être créatif !

Inciter à la créativité dans ce contexte extrêmement contraint relève de l’injonction paradoxale.

L’enjeu de la complexité

La complexité des phénomènes n’est pas un handicap mais une richesse. La caractéristique la plus éminente du travail social est la pluralité de ses formes. La société est un écosystème bio-divers, le travail social, travail du social, travail sur la société, prend en charge cette complexité, travaille avec, l’utilise pour déployer des interventions plurielles, des actions multiples, des réponses singulières. Bref, la complexité est inhérente au travail social.

Toute tentative de réduire cette complexité, de simplifier la compréhension de la société en interprétant les phénomènes par quelques équations fragmentaires revient à rogner les ailes d’une ambition sociétale manifestée par les institutions sociales.

4.     Le référentiel d’évaluation de la HAS met le travail social à l’épreuve de ses valeurs

Inscrite dans cette histoire particulière que nous avons rapidement évoquée, traversée par les enjeux qui bousculent l’évolution des établissements et services sociaux et médico-sociaux, marquée par un débat fondamental sur ce qu’est la qualité dans ce champ spécifique, coincée entre l’hégémonie des références sanitaires et les pratiques aléatoires des professionnels de terrain, comment concevoir aujourd’hui l’évaluation sociale et médico-sociale ?

Une analyse critique du référentiel de l’évaluation sociale et médico-sociale, soumis à consultation par la HAS peut nous donner de précieuses indications.

 Le risque d’une rupture culturelle dans les contenus et dans la forme

L’ambition portée par la direction sociale et médico-sociale de la HAS était de produire « un référentiel national [qui] contribue à renforcer une culture de développement de la qualité commune au secteur social et médico-social et à construire un langage partagé[5] » Cette orientation pointe la difficulté récurrente des acteurs du travail social à rendre visible, lisible et compréhensible leurs pratiques. Nous avons vu que cette difficulté tient essentiellement à la complexité génétique du secteur mais elle ne peut dédouaner les professionnels de formaliser leurs actes.

Tout le problème, dans cette construction de repères communs, est de ne pas réduire l’intelligence des faits à quelques items simplificateurs. Cette difficulté semble accrue par l’écart culturel que nous avons identifié entre l’approche sanitaire et l’abord des phénomènes sous leur angle social.

Force est de constater que le pari n’est pas réellement tenu par ce projet de référentiel qui transpire, à travers les items retenus, les références sanitaires tant en matière de contenu que de forme.

Des critères plutôt que des indicateurs qui induisent une recherche de conformité

Le but poursuivi par le projet de référentiel est de permettre « l’analyse croisée entre le résultat pour la personne accompagnée, les pratiques mises en œuvre par les professionnels et la dynamique impulsée par la gouvernance de l’établissement ou du service.[6] » Pour ce faire : 3 chapitres qui abordent 13 thématiques fixent 38 objectifs et se déclinent en 189 critères. Ce genre de montage est assez habituel, il ressemble à ceux qui ont été utilisés, achetés, empruntés ou créés, par les ESMS ou les consultants lors des anciennes évaluations internes et externes. Il nous faut aller plus dans le détail pour percevoir ce qui se joue sous les mots.

Pourquoi, par exemple, avoir utilisé le terme de critère plutôt que celui, plus communément admis d’indicateur ? Un critère se définit comme : « Caractère, principe, élément auquel on se réfère pour juger, apprécier, définir quelque chose. » Alors que la définition d’indicateur est : « Élément permettant d’évaluer certains phénomènes.[7] » La notion d’indicateur semblerait plus ajustée à une perspective évaluative qui ne se réduit pas à un simple contrôle de conformité.

Des formulations révélatrices d’une mesure d’écarts plutôt que d’une évaluation

La manière dont les critères sont rédigés renforce cette impression. Par exemple, ce n’est pas la même chose – et cela ne produit pas les mêmes effets – de dire : « L’ESSMS définit sa stratégie en matière de bientraitance [8]» Que de simplement poser la thématique « Stratégie en matière de bientraitance ».  La première formulation induit une réponse binaire (fait / non-fait) voire, au mieux, ternaire (en cours) qui renvoie à une simple conformité à l’attendu. La seconde qui présente un thème sans plus de précisions, suppose d’une part un état des lieux (ce qui est réalisé, les constats opérés) et laisse ouverte la possibilité d’une analyse des motifs et du processus qui ont conduit à ce résultat.

Car, comme indiqué dans le texte inducteur de cette journée, « l’évaluation ne doit pas seulement indiquer une notion d’écart, mais s’inscrire comme un processus de création et de valorisation de la qualité des pratiques professionnelles et institutionnelles. »

Une référence à la santé qui masque une approche sanitaire

Dans le premier chapitre relatif à la personne, 2 thématiques, 4 objectifs et 26 critères traitent de questions de santé. Dans celui concernant les professionnels, 1 thématique, 4 objectifs et 18 critères parlent de santé. Dans le troisième chapitre sur les ESSMS, 2 thématiques et 8 critères portent également sur la santé. Soit 38 items santé sur les 189 critères. Cette répartition des points d’attention révèle une prédominance de la culture sanitaire. Certes, le contexte de pandémie peut expliquer cela indépendamment de la volonté des auteurs. De plus certains items qui auraient pu relever d’une vision large de la santé se trouvent implicitement réduit à la dimension du soin.

Un exemple pour illustrer cette réduction de la santé au sanitaire :

Dans le chapitre 1, la thématique « Prévention et éducation à la santé » dans son objectif 1.12 – « La personne bénéficie d’un accompagnement en matière de prévention et d’éducation à la santé », le critère 1.12.5 est ainsi rédigé : « Les professionnels mettent en œuvre un programme de prévention et d’éducation à la santé adapté aux personnes accompagnées… » En référence à l’OMS, nous pouvions attendre une déclinaison en termes de bien-être : sécurité affective, qualité des liens sociaux, intégration dans le groupe, etc. Or, le texte décline : « Hygiène bucco-dentaire, chute, addiction, dénutrition ou malnutrition et troubles de la déglutition, dépression et syndrome de glissement, gestion du risque infectieux, premiers signes de maladies neurodégénératives, déficiences sensorielles, perte de la mobilité… » Outre la marque évidente d’une préoccupation centrée sur les Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), ce sont bien des questions sanitaires qui occupent l’espace. Santé serait ici synonyme de sanitaire ? Comment les établissements de protection de l’enfance ou les CHRS vont-ils s’identifier dans ces critères qui ne les concernent pas directement ?

Un référentiel marqué par ses manques

Le pari de bâtir un référentiel, même en s’appuyant comme ce fut le cas sur une large concertation, voire même une co-construction, c’est de s’exposer à l’impossibilité de l’exhaustivité. Ce risque est aggravé par l’illusion d’un possible référentiel couvrant tous les secteurs du social et du médico-social.

Toute démarche d’évaluation requiert un inventaire des actions, des activités et de leur organisation. En ce sens, une check-list est nécessaire afin d’envisager tous les plans du fonctionnement de la structure. C’est ce que fait le projet de référentiel de la HAS.

La difficulté ne réside pas là mais dans sa relative extériorité aux spécificités locales qui, nous l’avons dit, sont l’essence des ESMS. Si quelques incontournables peuvent faire références communes, d’autres ne sont envisageables qu’en prenant finement en compte la spécificité de l’organisation, de son public, de son contexte, etc. La compréhension de l’organisation et la valorisation de ses activités (qui est le but de l’évaluation : conférer une valeur) passent par un degré de précision qu’aucune extrapolation ou montée en généralité ne peut satisfaire.

Par exemple, le critère 1.10.2 – « La personne accompagnée peut s’investir dans la vie sociale et culturelle et participer à des évènements sur le territoire » se décline différemment selon qu’il s’agit d’enfants ou de personnes en situation d’exclusion sociale, que l’établissement se situe en zone urbaine ou dans l’espace rural, que les séjours sont brefs ou sur la durée d’une vie, etc. Se limiter à renseigner ce critère en termes de oui/non risque de ne pas éclairer la nécessaire compréhension de la situation et l’explicitation de la situation qui sont les conditions de l’élaboration du plan d’amélioration ou des fiches action qui suivent la démarche d’évaluation. Toute tentative de formulation unifiée est une réduction de la complexité du réel.

Un référentiel marqué par des impasses

De plus nous pourrions établir une longue liste des aspects non traités par ce projet de référentiel. Par exemple : dynamique de la vie collective interne, qualité des liens entre professionnels et personnes accompagnées, qualité esthétique des locaux, etc.

L’approche instrumentale opérée, malgré lui, par ce référentiel conduit inévitablement à « rater » des indicateurs qui seraient pourtant essentiels à la compréhension complexe de la vie des ESMS.

Il est notamment surprenant que le chapitre « La personne » consacre, dans la thématique relative au cadre de vie, six critères sur les questions de logement (ou d’hébergement), alors qu’aucun n’explicite les éléments relatifs à l’insertion professionnelle, la formation, l’éducation, la prise en compte des besoins de l’enfant (et du tout jeune enfant), etc.

Une fois de plus, la question de la sexualité n’est abordée que sous l’angle du risque. La référence à la sexualité n’apparait qu’une fois dans le document en ces termes dans le critère 2.9.9 : « Les professionnels adaptent le projet d’accompagnement au risque lié à la sexualité, auquel la personne est confrontée. » Ce constat atteste d’une conception instrumentale de l’évaluation centrée sur les facteurs de non-qualité alors qu’une autre option aurait consisté à mettre en lumière les facteurs de qualité (ce que réussit l’ESMS). Il aurait alors été naturel de disposer d’items sur la manière dont la vie sexuelle des personnes accueillies est prise en compte, assumée et accompagnée…

Inévitablement, le référentiel opère donc des raccourcis, c’est le risque inhérent à toute prétention à l’exhaustivité. L’inventaire tend à se résumer à des principes de conformité selon une vision binaire : ce que doit faire l’ESMS et ce que ne doit pas faire l’ESMS. Nous en restons alors au repérage des risques. Cette méthode oblige à faire l’impasse sur certains aspects non quantifiables ou difficilement repérables dans la vie concrète des établissements et services (tous les signaux faibles qui font la richesse de ces structures).

Par exemple, le critère 1.3.3. déclare : « L’ESSMS assure la traçabilité des échanges et réponses apportées dans le cadre des instances collectives ou à toutes autres formes de participation. » fait l’impasse sur un point essentiel : les modalités de diffusion de ces échanges et réponses, la manière dont elles sont rendues accessibles et dont les bénéficiaires se les approprient et les comprennent.

Autre exemple, l’objectif 2.5 « Les professionnels partagent les informations nécessaires à la continuité de l’accompagnement à la santé de la personne » ne fait pas référence au secret professionnel ce qui dévoile peut-être un certain fonctionnalisme qui aurait prévalu à l’établissement de la liste des items à prendre en compte.

De plus, alors qu’était annoncée l’intégration de la gouvernance des ESSMS, les critères retenus sont très minimalistes : quid de l’organisme gestionnaire ? quid des modalités de prises de décision et de débat ? quid de la gestion économique ? quid de l’implication des bénévoles ? etc.

Conclusion

L’évaluation dans le champ social et médico-social est en difficulté et il me semble que nous sommes en train de compromettre cette formidable ambition.

Les évaluations interne et externe de l’ancien dispositif avaient mis en mouvement les équipes professionnelles. Celles qui se sont investi dans l’évaluation interne au-delà d’un simple respect des obligations légales ont fait l’expérience dynamique – et dynamisante – d’une analyse construite et documentée de leurs pratiques. Il en est ressorti une plus grande mobilisation des ESMS dans l’amélioration continue de la qualité de leurs actions où les acteurs, en explicitant leurs manière d’agir, valorisaient leurs compétences et découvraient de nouvelles légitimités. L’évaluation externe a souvent permis que le regard de l’évaluateur externe confirme la qualité du travail fait, de le nommer comme « travail bien fait », dirait Yves Clot.

Cette forte mobilisation n’a sans doute pas été reconnue à sa juste valeur par les autorités. En attestent les critiques régulièrement formulées d’abord contre le CNESM, puis à l’endroit de l’ANESM, les rapports de la cour des compte (contre la prolifération des agences) et de l’Inspection Générale des Affaires Sociales. De plus, dans une logique de disciplinarisation du travail social, le soupçon s’est maintenu quant à la capacité des professionnels de s’évaluer sans s’auto-légitimer.

Bref, une évaluation assumant la complexité du social n’a pas réussi à s’imposer.

Le mythe de la performance, la tentation positiviste du « sanitaro-centrisme », l’hégémonie du modèle du soin, la tentation fonctionnaliste d’indicateurs clos aboutissent à l’impasse qu’est la transposition contre-culturelle de références.

Mais ce tableau du pire n’est pas certain. Car, quelles que soient les petites cases dans lesquelles on tente d’enfermer la compréhension de ce que sont les activités des ESMS, l’intelligence des pratiques professionnelles de terrain perdure. La capacité des équipes à s’ajuster au plus près de la singularité de chaque situation révèle cette mètis professionnelle particulière qui résiste à bas bruit à toutes les tentatives de rationalisation instrumentale.

Alors, de quelle évaluation ont besoin, aujourd’hui et pour demain, les établissements et services sociaux et médico-sociaux ? Il me semble que nous devrions réfléchir à une évaluation orientée vers une ouverture praxéologique. Qu’est-ce que cela signifierait ?

« La praxéologie est (…) une science de la praxis[9] bien plus que des seules pratiques qui, très souvent, ont des effets de simple reproduction.[10] »

Pour bien comprendre le travail social, travail avec et pour autrui, il convient de l’envisager non seulement comme la mise en œuvre de techniques mais aussi comme une œuvre de transformation de la société. La réduction des pratiques à des actes restreint l’évaluation à une mesure d’écarts, à un contrôle de conformité. La mise en perspective de ces pratiques comme des contributions à la construction de la société invite à une évaluation praxéologique qui prend en compte la dimension politique du travail social.

[1] « Dans un objectif de recherche d’efficience et de rationalisation dans le pilotage des politiques publiques, il est proposé de transférer les missions de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médicosociaux (ANESM) au sein de la Haute Autorité de santé (HAS). Cette fusion permettra de renforcer la complémentarité des approches de la qualité et un partage méthodologique et de favoriser un pilotage transversal plus efficient des secteurs sanitaire, social et médicosocial. » (exposé des motifs, article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale 2018, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0269_projet-loi.

[2] Cf. « L’évaluation interne : Guide pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux », septembre 2006, https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-03/guideevaluationternecnesms-2-2_2018-03-16_11-43-30_910.pdf.

[3] Loi n°2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.

[4] Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, c’est-à-dire les grandes firmes qui dominent mondialement le marché du numérique.

[5] Véronique Ghadi, directrice de la qualité de l’accompagnement social et médico-social à la Haute Autorité de Santé, Les Cahiers de l’Actif, n°530/533 -juillet-octobre 2020- « La HAS et l’évaluation des ESSMS: une nouvelle donne ».

[6] Référentiel ESSMS, HAS, janvier 2021, p.2.

[7] Définitions du cnrtl.

[8] Référentiel ESSMS, HAS, janvier 2021, p.14.

[9] PHILOS. MARXISTE. ,,Ensemble des pratiques par lesquelles l’homme transforme la nature et le monde, ce qui l’engage dans la structure sociale que déterminent les rapports de production à un stade donné de l’histoire«  (Legrand 1972).

[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Prax%C3%A9ologie

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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