La satisfaction des usagers : comment ? Jusqu’où ? L’évaluation dans le secteur éducatif et social

par | Mai 12, 2006 | Communication, Droit des usagers, Qualité, évaluation | 0 commentaires

Introduction

Dans la formulation du titre de cette journée, il aurait mieux valu parler de la satisfaction de l’usager (et non des usagers) pour signifier ce trait caractéristique de notre époque : l’usager comme le consommateur, le malade, voire même le citoyen est devenu un individu singulier, le collectif appartient désormais à un passé révolu. Seule compte la « personne accueillie », le terme de « public » a disparu des textes officiels.

C’est de ce point que je voudrais partir : l’usager auxquels ont à faire les professionnels de l’action sociale a changé, parce que la figure de l’individu dans nos rapports sociaux a changé. Convenons de dénommer cette nouvelle ère de l’individu « l’hypermodernité ». L’usager est un individu hypermoderne. Je veux signifier par cette expression qu’il n’échappe pas au contexte sociétal dans lequel il évolue, même si c’est à sa marge (être à la marge, c’est toujours être dans la page !).

Parler de « satisfaction de l’usager », c’est donc parler du statut de l’individu dans un contexte d’hypermodernité. Dans cette perspective, la question de l’évaluation (qui vise la satisfaction de l’usager par l’amélioration de la qualité des prestations) apparaît sous un angle nouveau : ne serait-elle pas un discours au service d’autres enjeux que ceux qu’elle annonce ?

.1. La satisfaction de l’usager, individu hypermoderne

Quelques caractéristiques de l’hypermodernité :

A propos du rapport à l’espace/temps :

Une des caractéristiques de l’hypermodernité – nous ne les citerons pas toutes – est la construction de nouveaux rapports à l’espace et au temps. Nous parlons de culture de l’immédiateté, de déspacialisation. Les distances et le temps ne s’abolissent pas, ils se recomposent. Par exemple, on habite plus près de Paris à Marseille qu’à Limoge. Il faut plus de temps pour préparer un steack-frites que de calculer le nombre π sur une calculette de lycéen.

Les espaces se recomposent également par la dilution des frontières : dedans/dehors, privé/public, permis/défendu, etc. Par exemple, la conception du corps dont nous disposons aujourd’hui, sous l’impact des techniques d’imagerie médicale, n’a rien de commun avec ce qu’en percevaient nos aïeuls au début du siècle dernier.

Des temporalités différentes coexistent, perturbant une conception unifiée du temps. Au temps long de la nature (les marées dans l’océan, l’alternance des saisons …) se juxtapose le temps court de la technique (la vitesse d’un micro-processeur). Ces rythmes co-existent, obligeant à repenser nos unités de mesure du temps.

A terme, c’est la notion même de continuité qui est interrogée. L’histoire n’est plus la lente progression du temps et des civilisations (vision positiviste et scientiste de l’évolution) mais une succession de ruptures, de discontinuités, de fractures (vision issue, entre autres, des théories du chaos).

A propos du « sujet » :

Dans ce contexte, le statut du sujet a inévitablement changé. L’identité s’est restructurée dans ce nouvel espace-temps de l’hypermodernité. Le lien identitaire s’est démultiplié.

Dans la période classique, l’identité se construisait sur quelques principes simples : Lignée familiale (fils ou fille de …) + statut social (classe, métier …) + appartenance territoriale (village ou quartier, pays …).

Dans l’hypermodernité, l’identité est devenue plurielle : On parle désormais d’individu « multiappartenant » pour signifier sa façon de se situer dans le « mille feuille » social.

Le mot clef qui définit le « sujet hypermoderne », c’est la fluiditié :

  • Un individu souple, multiforme, capable de s’adapter – donc de se déformer – aux variations du terrain social.
  • Une identité flexible, élastique, capable de composer avec les attentes variables – et parfois contradictoires – du corps social.
  • Une personnalité malléable, remaniable, capable de s’acclimater aux fluctuations des attentes de rôles sociaux.

A propos des rapports institutionnels :

Que deviennent les institutions dans l’hypermodernité ? De toute évidence, elles se décomposent pour se recomposer autrement (F. Dubet parle de déclin). Cherchant, dans ce mouvement complexe et douloureux, à refonder de nouvelles légitimités. Par exemple, les suites données à l’affaire d’Outreau (notamment la commission d’enquête parlementaire et sa médiatisation) illustrent ce déplacement : l’institution judiciaire ne vaut pas pour ce qu’elle est, elle est légitime par ce qu’elle produit ou ne produit pas (l’erreur judiciaire).

Les institutions sont également atteintes par les brouillages des frontières : elles se « déspacialisent ». Par exemple l’institution « travail » trouve aujourd’hui des formes inédites, non-localisées : chacun pense au télétravail mais nous pouvons aussi penser à la flexibilité et à ses effets sur le contrat de travail …

Enfin – pour n’évoquer que quelques aspects de la question –, les institutions, sous l’impact de l’hypermodernité, se disloquent. Elles perdent de leur unité intrinsèque pour devenir, à l’instar du sujet auquel elles s’adressent, multiformes, fluides, malléables. Par exemple, les formes que prennent les institutions du social au travers de leurs interventions : l’invention des Sessad il y a quelques décennies, plus récemment les placements séquentiels, à venir, des formes familiales d’aide à la personne subventionnées par la prestation de compensation de la dépendance.

L’usager du secteur éducatif et social est un individu hypermoderne

A propos du thème de l’exclusion : un faux problème

La rhétorique de l’exclusion doit être interrogée. Elle insinue l’idée qu’il y aurait des personnes « out ». Etre « in » ou « out », c’est toujours se situer par rapport à la société, donc, être « dedans ». C’est en ce sens que j’affirme que l’usager est un individu autant marqué par l’hypermodernité que le cadre dynamique qui va d’aéroport en gare TGV muni de son ordinateur portable. Tous les membres du corps social sont marqués par l’hypermodernité, certains différemment des autres, c’est le cas des usagers de l’action sociale …

Un rapport à l’espace et au temps spécifique :

Alors que les « gagnants de l’hypermodernité » « jouent » avec les différents temps qu’ils ont à vivre (le temps professionnel, le temps domestique, le temps affectif), les usagers de l’action sociale s’y perdent. Mais c’est bien les mêmes mutations du rapport au temps qui les déterminent.

Les personnes en difficulté (problèmes sociaux, handicap, âge …) négocient moins bien les ruptures de temporalité parce qu’elles n’ont pas l’outillage leur permettant de donner sens à ce qui semble incohérent. Par exemple, alors que les classes aisées anticipent les changements de rythmes (improviser un séjour de vacances en bénéficiant des promotions sur Internet), les personnes en difficulté peinent à se projeter et subissent les ruptures que sont les week-ends, les congés scolaires, les vacances vécues comme temps d’inactivité. Mais ce sont bien les mêmes discontinuités qui se vivent là sur des modes différents.

La construction de sa propre historicité suppose de pouvoir dégager des convergences dans les différents liens identitaires qui caractérisent le sujet. Les gagnants de l’hypermodernité mobilisent une partie de leurs énergies à se vivre à la fois comme professionnels, citoyens nationaux et habitants de la planète, parents, conjoints, consommateurs, etc. Nous connaissons des parents d’enfants placés, stigmatisés dans leurs difficultés éducatives qui se recroquevillent sur ce qu’ils perçoivent comme leur dernier noyau identitaire : rester parent à tout prix. Mais c’est bien la même quête identitaire qui se vit dans la construction d’une histoire personnelle.

La dilution des frontières est un challenge à vivre tous les jours : Délimiter son espace privé dans l’espace public, mais également laisser ouvert à l’espace public certains aspects de sa vie privée. Pour les « gagnants de l’hypermodernité », cette capacité à passer d’un espace à l’autre est un gage de réussite. Pour les personnes en difficulté, c’est l’inverse : chaque espace est une menace pour l’autre et réciproquement. L’enjeu consiste à se protéger : ne pas laisser apparaître des traits dévalorisants de son espace privé quand on est dans l’espace public (ne pas dire son quartier d’habitation, masquer ses appartenances ethniques, etc.) ; à l’inverse, ne pas permettre d’intrusions de l’espace public dans son espace privé (ce que connaissent bien les travailleurs sociaux qui représentent souvent l’irruption du contrôle émanant de l’espace public dans l’intimité des familles). Mais c’est bien le même rapport, de plus en plus flou et perméable, qui marque le rapport entre espace privé et espace public.

Un sujet émietté :

Le « zapping identitaire » qui marque l’individu hypermoderne ne se joue pas de la même façon selon la position sociale. Pour les « gagnants de l’hypermodernité », être « multiappartenant » est source d’enrichissement, permettant de varier les registres, de se construire une image de soi variée. Ce qui fait unité, ce n’est pas la cohérence des registres identitaires entre eux mais la capacité à en « jouer » à se situer de l’un à l’autre. Pour les autres le phénomène s’inverse : la multiplication des « figures de soi » est source d’émiettement, de fractures, d’incohérence de sa propre image. Par exemple, des sociologues ont montré comment les phénomènes de recompositions familiales étaient vécus différemment selon les origines sociales : les classes aisées y puisent un enrichissement des ressources familiales par l’élargissement de la surface relationnelle des membres (notamment entre frères/sœurs issus de lits différents), les classes défavorisées y vivent plus souvent des ruptures de relations ne sachant tirer profit de ces dislocations de la cellule originelle. C’est bien le même éparpillement identitaire qui produit, selon les milieux sociaux, des effets contradictoires.

Un rapport « décalé » aux institutions du social :

Alors que les « gagnants de l’hypermodernité » initient un nouveau rapport aux institutions mouvantes d’aujourd’hui, les « perdants » font l’expérience douloureuse d’une impossible alliance avec les institutions du social. Par exemple, le recours judiciaire est une pratique qui se répand de plus en plus : le premier consommateur insatisfait utilise la clause « protection juridique » de son contrat d’assurance pour faire valoir ses droits. Le renforcement des droits de recours des usagers du social ne semble pas, à l’heure actuelle, provoquer un déferlement de procédures à l’encontre des établissements et services sociaux et médico-sociaux.

Les rapports d’usage qu’induisent les institutions sont de plus en plus complexes. Pour savoir en tirer le meilleur profit, il faut maîtriser les tenants et les aboutissants de ces dispositifs que sont les institutions. Les « gagnants de l’hypermodernité », marqués par un rapport de plus en plus libéral avec les institutions savent y faire : par exemple, observez leurs capacités de contournement de la carte scolaire pour l’inscription des enfants à l’école. Les autres vivent ces rapports sur un mode de plus en plus contraint car ils perçoivent bien ce qui pourrait être fait (ce qui est fait par les autres) et qu’ils ne peuvent réaliser eux-mêmes.

Qu’en est-il alors de la satisfaction de l’usager dans ce contexte ?

De quelle satisfaction parle-t-on ? De la faculté des institutions d’action sociale à répondre à la demande de l’usager ? De combler ses désirs ? De suivre ses tendances ? S’agit-il des conceptions des « gagnants de l’hypermodernité » ? La satisfaction des « laissés pour compte » serait-elle différente ? Comment, dans ces clivages générés par l’hypermodernité, construire des critères uniformes et consensuels relatifs aux besoins, attentes et demandes des individus ?

Quelles que soient nos réponses à ces questions complexes, c’est sur ces bases que doivent se construire des repères pour l’évaluation de la qualité des prestations.

.2. L’évaluation : une forme aboutie de surveillance ?

La visibilité dans une société de contrôle

De la société disciplinaire à la société de contrôle :

Michel Foucault a théorisé la société disciplinaire à partir du système carcéral dans son ouvrage « Surveiller et punir » (Gallimard, 1975). Il décrit le dispositif architectural inventé par Jérémy Bentham au XVIIIème siècle : le panopticon. Il s’agit d’un agencement du contrôle des détenus depuis une tour centrale vers les cellules disposées à la périphérie et percées de deux fenêtres. La « transparence » permet aux gardiens une surveillance de chaque cellule, un « contrôle des corps ». le panoptique est le symbole de la société disciplinaire décrite par Foucault.

Gille Deleuze, à la suite de Foucault, décrit le passage de la société disciplinaire de l’âge classique à la société du contrôle de la modernité. Le lieu de l’enfermement, de la contention des corps, n’est plus circonscrit aux systèmes disciplinaires (l’hôpital, la prison, l’école …), le contrôle se diffuse, par de nombreux dispositifs techniques de surveillance, à l’ensemble de l’espace public. C’est, par exemple, la vidéo-surveillance dans les rues des villes.

L’hypermodernité serait le temps de la transparence absolue : un attentat est commis à Londres, le système vidéo du métro associé à des logiciels de reconnaissance de formes (video tracking), couplés aux fichiers informatisés du terrorisme, ainsi que la localisation des communications par téléphone portable et l’enregistrement de ces échanges ont permis d’identifier les terroristes et de reconstituer minutieusement leur emploi du temps avant les explosions.

Peut-on, dans ce contexte, aborder la diffusion de l’évaluation dans nos systèmes sociaux comme un nouveau panoptique ? Une nouvelle forme de développement de la société de contrôle ?

La mise en transparence – via l’évaluation – des institutions sociales serait alors le détournement d’un dispositif vers des fonctions de maîtrise et de contrôle. Mais alors, l’argument de la satisfaction de l’usager ne serait qu’un leurre ?

La mise en visibilité des dispositifs techniques :

Un autre trait majeur de nos sociétés fortement technicisées est la « transparence technique ». L’évolution technique rend de plus en plus invisible la dimension technique des objets que nous manipulons, laissant croire à une certaine simplicité. Rappelez-vous les premiers ordinateurs : pour obtenir un résultat, il fallait se soumettre aux contraintes techniques de l’appareil, entrer dans son langage (la programmation en « basic »). Aujourd’hui, les interfaces « conviviales » font passer en arrière plan la dimension technique au bénéfice de la visibilité immédiate du résultat.

Il s’agit d’une simple illusion d’optique : le dispositif technique n’est ni moins présent, ni moins contraignant, il s’est simplement soustrait au regard de l’utilisateur.

Cet aspect peut faire apparaître un paradoxe : au moment où les dispositifs techniques (ce que sont les établissements et services de l’action sociale et médico-sociale) deviennent de plus en plus transparents, l’évaluation voudrait faire croire à leur possible visibilité : tout montrer de leur fonctionnement pour tout comprendre de ce qu’il produisent. Au moment où l’interface technique se fond dans le paysage pour ne laisser visible que le rapport direct entre l’usager et le résultat de son action, l’évaluation viendrait remettre sur l’avant scène tout l’appareillage technique afin de vérifier sa pertinence …

Dans ce contexte, l’évaluation n’entretient-elle pas un mythe de la transparence qui occulte en fait de nouvelles zones d’ombre (la fonction du travail social dans la société, le contrôle des déviances sociales, le formatage d’un rapport aux normes, etc.) ? De quelle satisfaction parle-t-on ?

L’exigence de la trace :

Dans le contexte de l’hypermodernité, ce n’est plus le dispositif qui est visible mais ce qu’il produit. C’est bien en ce sens que pousse la loi 2002-2 en ce centrant sur l’action, sur la prestation et non plus (comme le faisait la loi de 1975) sur le dispositif public d’intervention, son organisation, ses régulations. Là encore, nous sommes en présence d’une illusion qui se développe autour de la notion de trace.

L’illusion consiste à croire que ce que produisent les institutions du social (la prestation) est un ensemble univoque, cohérent et monolithique. Les professionnels du social savent pourtant fort bien qu’il n’en est rien. Qu’est-ce qu’une prise en charge réussie ?

La traçabilité de l’action – l’ensemble des écrits, commentaires et évaluations qui entourent un projet d’intervention – n’est pas la relation exacte de ce qui s’est passé. C’est un « roman » construit par les acteurs autour de ce qu’ils se représentent de cette action, chacun y allant de ses propres références, de son système de valeur. Le « produit » de l’action est reconstitué, reconstruit, recomposé sous l’action du discours qui en rend compte.

Dans ce contexte, l’illusion consiste à croire que l’évaluation serait un discours « vrai » sur une « réalité » réelle. N’est-elle pas finalement la construction d’une représentation – toujours sujette à des modifications en fonction des moments idéologiques, stratégiques ou historiques où elle se joue – sur une « fiction » – ce qu’un groupe décide de nommer réel, par consensus, à un moment donné de son histoire – ? Qu’en est-il alors de la satisfaction de l’usager ?

L’évaluation comme forme de visibilité

Un thème « hypermoderne » :

Il me semble qu’il y a un grand intérêt à aborder ainsi la question de l’évaluation, de se rappeler qu’elle est un thème « hypermoderne », qu’elle s’inscrit dans des logiques de surveillance (fonction panoptique), de contrôle (diffusion dans l’espace public des formes de maîtrise des comportements individuels), de mise en transparence (des résultats de l’action plus que des dispositifs techniques eux-mêmes), de dévoilement (illusion que ce qui est caché peut être mis au jour sans occulter de nouveaux espaces), de traçabilité (faisant croire à une possible trace univoque et indiscutable d’une soit-disant réalité).

Dire que l’évaluation est un aspect, parmi d’autres, de l’hypermodernité, ne nous donne pas un argument pour la refuser mais des pistes pour la repenser, la refonder. L’évaluation est une forme de visibilité inscrite dans son temps : que pouvons-nous en faire ?

L’évaluation pour lever les « soupçons » :

Nous pouvons ajouter que l’évaluation a été pensée par les décideurs politiques dans une version très instrumentale : c’est le moyen de lever les soupçons qui pèsent sur l’intervention sociale. La loi rénovant l’action sociale et médico-sociale s’est construite sur le fond de paysage de l’affaire des disparues de l’Yonne, affaire qui a fait frémir les législateurs : des établissements chargés de protéger les plus faibles peuvent masquer des pratiques barbares …

Il fallait donc mettre un terme à cet effet « boite noire » des établissements et services. De plus, l’évaluation peut être une aubaine pour mieux maîtriser les coûts de production. Il y a aussi une forte attente du public pour comprendre à quoi servent réellement ces institutions. Dans un contexte de décentralisation, les décideurs politiques de proximité avaient également besoins de se faire expliquer pour les comprendre les composantes de ce secteur qui pèse lourd dans les budgets des collectivités territoriales. La thématique de l’évaluation se répandant à toutes les activités sociales, il n’y avait donc aucune raison objective pour que l’action sociale et médico-sociale échappe à son emprise.

.3. Quelles stratégies développer dans ce contexte en s’appuyant sur la loi 2002-2 ?

Comment satisfaire un individu « hypermoderne » ? Comment déjouer les pièges d’une évaluation qui peut dériver vers un dispositif de contrôle ?

Je propose, pour ne pas nous laisser dans une état de questionnement morose ou de pessimisme avancé, de développer rapidement quelques pistes plus stratégiques en prenant appui sur les travaux développés par le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale.

L’offensive, pas la résistance !

Choisir les formes de visibilité :

L’évaluation peut être une opportunité pour accroître la légitimité du secteur social et médico-social. Cela suppose qu’elle serve à expliciter l’action, à la rendre plus lisible (d’abord par les usagers eux-mêmes), plus compréhensible. Ce sont les acteurs de l’action sociale et médico-sociale qui définiront les formes de visibilité les plus adaptées pour rendre compte de ce qu’ils font. En ce sens, les travaux du Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale se distancient des formes existantes en précisant ce que n’est pas l’évaluation de l’action sociale (ni accréditation, ni normalisation type Iso, ni contrôle de conformité, etc.)

Définir ses propres références qualitatives :

L’enjeu est de construire une définition spécifique de ce qu’est la qualité en action sociale et médico-sociale. C’est une façon de se distancer d’une qualité qui se contenterait d’une conformité à des procédures. La qualité, dans le secteur social, est plutôt liée à la capacité de singulariser les réponses (ce qui est le contraire d’une standardisation), à inventer des réponses adaptées (ce qui est le contraire de la procédure rigide), à anticiper les situations à risque (ce qui est le contraire de la normalisation des protocoles).

Finalement, la qualité serait cette capacité à prendre le risque de l’innovation en se centrant sur la relation à l’autre. Le défi sera d’écrire cela sous forme de perspectives professionnelles. Nous voyons ici se profiler la question des valeurs visées plutôt que celle des comportements attendus …

La conduite du changement

Améliorer la qualité des prestations :

Le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale, dès sa première note d’orientation, a clairement engagé l’évaluation comme un moyen de conduire le changement dans les organisations du travail social. L’amélioration de la qualité des prestations passe donc prioritairement par la capacité des acteurs à interroger leurs propres pratiques pour les faire évoluer. En écho à Pierre Savignat, nous ne devrions donc pas parler de « démarche qualité » (qui laisse penser que c’est le dispositif qui s’améliore sous l’impact des facteurs de progrès identifiés par l’évaluation en se centrant sur la prestation produite, le tout étant référencé à des normes exogènes) mais de démarche « de » qualité qui invite à un processus large d’interrogation des acteurs par eux-mêmes et sur eux-mêmes. De tous les acteurs. Dans ce cas, la prestation intègre toutes le dimensions relationnelles qui la rendent possible et évolutive.

Les recommandations de bonnes pratiques professionnelles :

Le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale a produit une seconde note d’orientation sur cette question des recommandations. Il hiérarchise les choses en précisant qu’il ne peut y avoir de procédures ni de références sans recommandations préalables qui définissent le cadre général de l’action. Les recommandations relèvent des valeurs et de l’éthique, non d’une assignation des pratiques concrètes, ni de recettes ou de façons de faire. Elles « inspirent » plus qu’elles n’imposent.

Là encore, le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale a saisi le risque qu’il y aurait à s’enfermer dans des définitions par le « bien », fondées sur le régime extrêmement restrictif de l’autorisation. Les bonnes pratiques se dessinent aussi par le fait de nommer les pratiques interdites, les mauvaises pratiques.

La personnalisation des prestations :

La personnalisation des prestations n’est pas à interpréter comme l’avènement d’un individualisme forcené. Il s’agit plutôt de la capacité à reconnaître l’individu dans son environnement, personne singulière inscrite dans des appartenances multiples, collectives. Imposer la prise en compte de l’individu est une façon d’instaurer de nouveaux rapports institutionnels, non pas ceux de l’égoïsme consumériste mais ceux de la reconnaissance de l’altérité. C’est la prise en compte du sujet dans des formes collectives d’organisation.

La participation des usagers :

Le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale affirme également que la participation des usagers à l’évaluation est un incontournable. C’est un principe éthique : comment évaluer en ignorant les premiers concernés par l’action ? C’est un principe politique : aucun citoyen ne peut être écarté des affaires qui le concernent ! Ces deux principes n’ont cependant pas été très respectés dans l’histoire des institutions d’action sociale…

Donner de la valeur

Le sens plutôt que les protocoles :

Finalement, ce qui ressort des premiers travaux du Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale va plutôt vers la mise en lumière des questions de sens (valeurs, éthique …) que vers l’affirmation de protocoles fermés.

Il s’agit de donner de la valeur (c’est l’étymologie du mot évaluer) à l’action sociale, de la valoriser en démontrant – par l’évaluation – les profits qu’elle génère : profits pour les bénéficiaires, profits pour la collectivité, profits pour l’environnement.

Le chantier de l’évaluation du secteur éducatif et social est une entreprise de reconstruction des valeurs qui animent ce champ d’activité : non pas d’un retour aux valeurs fondatrices (celle des origines qui ne peuvent plus avoir cours aujourd’hui) mais de l’actualisation des valeurs, de leur traduction dans le contexte de l’hypermodernité, de construction de nouveaux repères pour l’action.

Ce chantier, paradoxalement, est peut-être une opportunité pour quitter les conceptions technicistes qui enferment l’action sociale dans un utilitarisme au bénéfice d’une refondation axiologique.

La centration sur les pratiques :

En se centrant sur les pratiques concrètes, les travaux du Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale peuvent permettre une sortie de la « tentation bavarde » (l’art de parler sans expliquer, d’énoncer sans dire …). Rendre compte, tout simplement, plutôt que rendre des comptes. Parler le langage ordinaire pour décrire une action qui porte essentiellement sur la vie ordinaire des gens auxquels s’adresse l’action.

La démarche qui se dessine est d’inverser les choses : cesser d’invoquer le sens sans s’occuper de son impact sur les pratiques. L’évaluation serait l’opposé de cela : partir des pratiques (les regarder, les analyser, les comprendre) pour en dégager le sens, en référence à quelques grands principes éthiques.

Valoriser les pratiques :

Donner de la valeur en évaluant, c’est tout naturellement valoriser les pratiques professionnelles déjà à l’œuvre. L’irruption de l’évaluation ne consiste pas à décréter que tout ce qui se faisait jusque là est nul et non avenu. Les professionnels sont invités à décrire, avec l’appui des usagers, ce qui marche déjà, ce qui fonctionne, ce qui produit des effets positifs. La valorisation des pratiques est le préalable à toute approche évaluative. Valorisé, assuré sur ses bases, le professionnel peut sans crainte aborder les aspects plus problématiques de son action : les limites, les dysfonctionnements, les facteurs de non qualité, etc.

Un défi de cohérence :

Un défi apparaît derrière les enjeux de l’évaluation : celui de la cohérence. Cela suppose de répondre à quelques questions clefs :

  • La lisibilité : laquelle ? Qu’est-ce qu’il s’agit de rendre visible ? Pourquoi ? Comment ? Tout ne pouvant être lisible et visible, quelles sont les zones qui resteront non éclairées ? Quel débat permettra de les définir et de cerner les motifs du choix ?
  • Compréhension : Pour qui ? Pour les autorités de contrôle ? Pour les usagers ? Pour les décideurs politiques ?
  • Quelles délibérations collectives permettront de construire cette cohérence ? Comment dégager un sens commun à tous les acteurs institutionnels ?

Un enjeu démocratique :

C’est à la condition d’affronter toutes ces questions que l’évaluation deviendra un enjeu démocratique pour les institutions du social et non un instrument de maîtrise et de contrôle. Cela suppose donc de développer des instances de débat, des temps de délibération qui associent largement toutes les personnes concernées.

Il me semble que ce sont là quelques conditions pour orienter la « satisfaction de l’usager » vers d’autres horizons que ceux, hypermodernes, de l’immédiat et de la jouissance qui masquent l’incapacité fondamentale à assouvir tous les désirs.

Il me semble que ce sont là quelques conditions pour orienter l’évaluation des organisations de l’action sociale vers d’autres horizons que ceux de l’illusion d’une transparence qui cache de plus sombres motivations.

Roland JANVIER

Le 11 mai 2006

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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