Aller vers pour aller où ? Entre injonction et désir: l’enjeu de la rencontre

par | Juin 2, 2022 | Articles, Droit des usagers, Ethique, Organisation | 0 commentaires

INTRODUCTION

Bonjour,

Quand on tape « aller vers – travail social » sur Google, on trouve, dans l’ordre d’affichage des résultats :

  • La note de cadrage de la formation « aller vers » de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté du ministère des solidarités et de la santé ;
  • Deux articles sur le sujet issus du bog que tient Didier Dubasque sur Internet ;
  • Un article de Cyprien Avenel qui situe l’aller vers au cœur des mutations du travail social ;
  • Un article de Céline Adloff dans Cairn-Info sur sa pratique d’animatrice de prévention en santé ;
  • Et les liens vers les deux articles ou conférences web que j’ai réalisés sur « Aller vers pour aller où ? » et « Aller plus loin ».

Toute la difficulté d’intervenir en toute fin de ces journées nationales de formation du Mouvement pour l’Accompagnement et l’Insertion Sociale (MAIS) c’est d’éviter de redire les choses, d’autant que Didier Dubasque et Cyprien Avenel sont intervenus hier. Il me fallait également éviter de vous réchauffer les propos que j’ai déjà tenus sur mon blog.

J’ai donc fait le choix d’une approche provocatrice : Et si l’aller vers n’était que la résurgence qu’une pensée coloniale ? Si elle ne représentait finalement qu’une volonté d’étendre les missions de contrôle social ?

À cette volonté de mettre à jour les vestiges d’une action sociale marquée par l’histoire, j’oppose, dans une seconde partie, une vision qui ouvre des perspectives pour repenser l’aller vers sur de nouvelles bases.

  1. « ALLER VERS » : UNE DÉMARCHE COLONIALISTE ?

Pour comprendre la manière dont les idées viennent, traversent le champ social, l’irriguent de nouveaux concepts, il faut faire un détour par l’histoire, tenter d’exhumer les archives qui ont construit les fictions configurant les civilisations et les sociétés.

En effet, pour comprendre où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient.

  • « Convertir » de nouveaux territoires sociaux ?
    • Une « évangélisation » des « païens » ?

Je formule ici une hypothèse sous forme de question : l’aller vers réveillerait-il, à l’insu de notre plein gré, un réflexe issu du champ religieux : apporter la bonne foi, la bonne culture aux peuples sous-développés. Pour comprendre cette idée, reprenons ce que déclarait le Pape Pie XII à la mi-temps du XXème siècle dans son encyclique Fidei Donum[1] :

« …que tous les fils de l’Église se convainquent d’être liés par l’obligation d’apporter sans retard une aide plus efficace aux hérauts de l’Évangile qui prêchent la vérité qui sauve aux quelques 85 millions d’africains de race noire encore attachés aux croyances païennes ! »

Et de conclure :

« …les Missions pourront enfin porter jusqu’aux extrémités de la terre les lumières du christianisme et les progrès de la civilisation… »

Bien entendu, l’aller vers ne vise pas une conversion religieuse…

  • Un « redressement » de certains publics ?

…mais comporte possiblement une volonté de corriger certains comportements jugés « marginaux », comme le faisaient les maisons de redressement pour les enfants « irrécupérables ».

Nous ne devons jamais oublier d’où viennent les pratiques d’intervention sociale, c’est la condition permettant de comprendre leurs évolutions et de tracer des lignes prospectives.

L’aller vers ne peut être envisagé sans tenir compte de ces origines visant à « amender » les comportements déviants.

  • Apporter les « bonnes manières » aux peuples indigènes ?
    • Promouvoir la « civilisation » ?

La colonisation portait une visée civilisatrice. Voici ce que déclarait Jules Ferry à la fin du XIXème siècle à propos des colonies françaises : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures[2] »

  • Se pencher vers les « gens d’en bas » ?

C’est toujours la même matrice qui marque notre histoire. Elle est fondée sur la distinction – au sens que donnait Bourdieu à ce concept – qui repère les positions sociales de supériorité et d’infériorité.

Aller vers, en ce sens, reprend les vieux modèles de la culture dominante qui s’impose aux cultures minoritaires ou jugées antisociales.

  • Étendre les zones de chalandise ?
    • Servir des « intérêts » ?

Encore une citation historique pour comprendre d’où nous venons. Léopold II, roi des Belges, déclarait en 1883, dans un discours aux missionnaires se rendant en Afrique :

« Votre rôle essentiel est de faciliter leur tâche aux Administratifs et aux Industriels. C’est dire donc que vous interpréterez l’Évangile d’une façon qui serve à mieux protéger nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autres à désintéresser nos sauvages des richesses dont regorgent leurs sol et sous-sol, pour éviter qu’ils s’y intéressent, qu’ils ne nous fassent pas une concurrence meurtrière et rêvent un jour de nous déloger. »

  • Un rapport de force autour d’un projet pour la société ?

Cette citation, outre son côté excessif, met en lumière l’idée qu’aller vers n’est jamais dénué d’intérêts sous-jacents, parfois cyniquement déclarés comme ici, souvent occultés par une rhétorique humaniste.

L’aller vers comporte ainsi trois dimensions « disciplinaires » – au sens que Foucault donne à ce concept – : le contrôle des mentalités, le contrôle des comportements et le contrôle d’intérêts économiques.

  • Aller vers : une triple fonction de contrôle
    • Contrôler les mentalités

Les publics qui échappent aux mailles du contrôle social ont toujours suscité une inquiétude. Celle-ci s’inscrit dans les rapports de forces qui structurent une société qui se produit par elle-même – c’est-à-dire qui n’est façonnée par aucun méta-organisateur, aucune hétéronomie comme le furent les sociétés d’ancien régime placées sous l’autorité d’un Dieu extérieur à elles-mêmes.

Ce rapport de forces met en jeu le contrôle du peuple par l’élite dominante. Cette dernière pouvant ressentir que ses valeurs sont menacées par les croyances qui ne sont pas les siennes.

Le contrôle des corps, puis le contrôle des idées – passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle comme l’indiquait Deleuze – résulte de cette violence des rapports sociaux.

  • Contrôler les comportements

La conséquence induite par ces mouvements telluriques d’une civilisation en profonde mutation conduit à s’intéresser aux comportements des individus et des groupes sociaux. Il ne s’agit pas uniquement de discipliner les mentalités mais aussi les conduites sociales des acteurs.

Dans une société se sentant menacée par des successions de crises économique, écologique et sanitaire, les seuils de tolérance tendent à s’amenuiser. Et donc, leur contrôle et la volonté de les corriger se renforcent. La société de surveillance, bardée d’outils connectés et exploitant la puissance du numérique, se développe avec la complicité ignorante de ceux qu’elle épie et qui utilisent leurs smartphones comme compléments indispensables de leurs corps et comme prothèses naturelles de leurs cerveaux.

  • Contrôler des intérêts économiques

Le fond de tableau de ces contrôles, c’est l’avènement d’une société de plus en plus soumise aux règles du marché.

Aujourd’hui, en écho aux économistes qui n’appartiennent pas à la main-stream néolibérale, nous pouvons penser que toutes le formes d’échanges échappant à l’économie capitaliste constituent au mieux une marginalité insignifiante, au pire une menace pour l’hégémonie de l’ordre monétaire.

L’enjeu de l’aller vers, vu sous cet angle, serait donc de garantir, outre le contrôle des mentalités et des conduites, les intérêts d’une société de marché…

 

 

  1. « ALLER VERS » : UNE DÉMARCHE LIBÉRATRICE !

Mais nous ne pouvons en rester là. Comprendre d’où viennent les idées dans la grande histoire des fictions sociétales ne nous enferme pas dans ces héritages sémantiques. Bien au contraire. Cette lecture critique de l’histoire est la condition pour ouvrir des pistes pour demain, d’élargir le champ des possibles pour donner un sens différent à ce que nous voulons faire, ne pas être dans la reproduction.

  • Construire une société réellement inclusive

Sous-jacente à l’idée d’aller vers, il y a cette volonté de bâtir une société inclusive. Mais là aussi, il convient de se mettre d’accord sur ce que nous entendons par inclusion.

  • La dilution dans un magma commun ?

Sous le slogan de « désinstitutionalisation », se profile le fantasme d’une société sans différence, de sujets standardisés, tous identiques à un idéal imposé par les dominants. Dans une société de semblables – au sens que donne Robert Castel à ce concept – il n’est plus besoin de médiations sociales ou d’institutions intermédiaires. Chaque individu se suffit à lui-même pour négocier ses interactions sociales.

L’idée de société inclusive qui émerge est celle d’une forme liquide qui noie les singularités dans une indifférenciation.

  • Ou la co-construction d’une société plurielle ?

La prise en compte des personnes fragilisées dans leurs liens sociaux du fait de leur situation qui les marginalise ne peut se satisfaire d’une telle conception de l’idéal sociétal. Pour être inclusive, la société doit travailler sur elle-même, sur ses normes et les seuils de tolérance qui en résultent.

Pour être réellement inclusive, notre société doit nécessairement être plurielle, hybride, composite, hétéroclite, bigarrée, polyvalente… (chacun peut ajouter ici les termes qui marquent cette idée d’extrême diversité).

Ici, apparaît une inflexion majeure du concept d’aller vers. Il ne s’agit pas d’absorber les exclus dans le grand bain d’une société unie mais de transformer l’ordre social par la prise en compte des personnes qui s’y distinguent du fait la place singulière qu’elles y occupent[3], de leurs manières de vivre à côté des normes dominantes, de leurs conceptions décalées de la vie et des liens sociaux, de leurs cultures spécifiques, de leurs comportements parfois jugés « inadaptés », etc.

  • Interroger le rapport aux normes sociales

Au cœur de la problématique de l’aller vers se pose une question de normes : quels sont les « bons » comportements attendus par la société à l’égard de ses membres ?

  • La soumission ?

Le contrôle social induit l’idée de soumettre les membres à des comportements conformes. La conformité semble être le prix à payer de l’insertion sociale. Pour bénéficier des avantages que procure la vie sociale, il faut accepter d’adopter certains comportements. C’est le jeu des normes sociales – au sens que Marcel Mauss donne à ce concept – qui permet d’établir ces formes de compromis entre l’individu et sa communauté d’appartenance.

Mais ces interactions induisent-elles nécessairement un rapport de soumission ? Pour le dire autrement, la société est-elle figée dans un rapport du fort au faible qui ne laisserait aucune marge de manœuvre aux parties-prenantes ?

  • Ou le principe de libre adhésion ?

La réalité semble plus complexe que cela. La construction sociale est un jeu permanent de négociations entre groupes sociaux, entre classes sociales – au sens que Marx donnait à ce concept – qui ne sont jamais stabilisés.

Ce qui fait norme, au final, c’est la manière dont les sujet consentent à ajuster leurs comportements les uns aux autres. Selon cet angle, les rapports de domination ne sont pas surdéterminés, imposés une fois pour toute.

Si nous convenons ainsi que les normes sociales sont en perpétuelle formation/déformation/reformation, l’aller vers n’est plus l’imposition disciplinaire d’un ordre social aux minorités. Il devient un formidable levier de mise au travail des normes dans une société qui reconnaît sa biodiversité, qui en fait sa richesse.

  • Refonder nos manières d’intervenir

Tel que nous sommes en train de redessiner de nouvelles perspectives pour l’aller vers, nous remettons en cause les manières mêmes de concevoir le travail d’accompagnement social.

  • Un dispositif à deux vitesses ?

La marchandisation du travail social – telle que l’a pointé Michel Chauvière – induit un social à géométries variables. D’une part les solvables qui disposent du pouvoir économique de choisir leurs prestataires et, d’autre part, les indigents qui n’ont pas de capital social. Ce sont ces derniers qui sont essentiellement visés par la démarche de l’aller vers. L’aller vers concerne ceux qui n’ont pas accès – les insolvables, les invisibles, les non-recours, les « sans-dents » comme s’était permis de les qualifier un Président de la République, ceux qui coûtent un « pognon de dingue » comme le dénonçait un autre Président…

Cette conception entérine un dispositif d’intervention sociale à deux vitesses qui met à mal l’idée même de société inclusive. Les marginaux restent à la marge.

  • Ou le principe d’inconditionnalité

Le principe d’inconditionnalité prend délibérément le contre-pied de ce tropisme. Est inconditionnel ce qui est universel, c’est-à-dire ce qui s’adresse à tous sans aucune distinction. Chacun, quelle que soit sa situation, jouit d’un droit inaliénable d’accéder à une prestation, à une aide ou à un accompagnement.

L’inconditionnalité refuse toute catégorisation, toute classification, toute hiérarchisation. Cette notion apparaît ici comme le préalable de l’aller vers…

… En effet, une démarche inconditionnelle d’aller vers suppose qu’aucune cible – en termes de public – n’ait été préalablement définie. L’aller vers correspond alors à l’ouverture d’espaces publics ouverts à tous et qui peuvent être investis par chacun, indifféremment de sa situation. Dans cet espace de nouveaux possibles, des travailleurs sociaux sont disponibles, à disposition des besoins et des demandes, sans mandat spécifique, dans le respect de l’anonymat des personnes si elles le souhaitent afin de na pas institutionnaliser l’intervention[4].

  • Refonder nos manières de faire institution

Au final, une conception renouvelée de l’aller vers interroge jusqu’aux fondements mêmes des institutions du travail social.

  • La bonne distance ?

L’intervention sociale s’est longtemps fondée sur l’idée que l’intervenant devait se situer à la bonne distance du bénéficiaire. Cette idée, fondée sur les principes de l’empathie et du case work, valorisait le respect de la personne et la préservation de son autonomie.

Incidemment, elle comportait un positionnement non-avoué de l’institution de travail social. La bonne distance revenait à maintenir à distance la personne aidée. S’est ainsi créé un espace de professionnalité qui n’incluait pas l’usager, celui-ci se trouvant tenu « à la bonne distance » des lieux où s’élaborait et se décidait l’action dont il serait le récipiendaire.

L’aller vers dans ce contexte, représente une institutionnalisation de l’espace qui sépare l’individu du dispositif d’intervention. Par ce terme, nous signifions que la personne est toujours maintenue à distance de l’institution qui vient à elle sans remettre en cause les places et les rôles. Les espaces professionnels restent ainsi l’apanage des sachants.

  • Ou la juste proximité ?

Une tout autre perspective s’ouvre avec le concept de « juste proximité » que j’ai défendu très tôt[5]. La proximité ne représente pas un simple déplacement de l’intervenant qui quitte les murs de son organisation en apportant avec lui toute son institution. La proximité représente un déménagement qui fait de l’aller vers une aventure en terre inconnue, une rencontre qui rebat les cartes des places et des rôles.

Dans la juste proximité, l’institution, au sens de lieu de la loi du vivre – tel que l’entend Pierre Legendre – n’est plus celle que l’intervenant apporte avec lui dans son déplacement. Elle est la nouvelle norme d’un vivre ensemble qui se construit dans la rencontre, au cœur de cette expérience d’altérité entre deux personnes qui se reconnaissent singulières.

L’aller vers est alors une expérience de profonde transformation à plusieurs niveaux : pour l’organisation de travail social, . pour le professionnel et, in fine, pour la personne concernée.

CONCLUSION

J’ai tenté, par une rapide approche historique, de déjouer les pièges qui entourent cette nouvelle mode de l’aller vers qui tend à faire croire à une révolution des pratiques alors qu’elle pourrait être simplement la perpétuation d’un ordre établi.

Je n’en suis pas resté à la dénonciation stérile des impasses existantes. J’ai tenté, dans un second temps, d’ouvrir des voies. Certaines sont déjà connues et n’inventent rien. Mais toutes essayent de redonner sens aux pratiques qu’il revient aujourd’hui aux travailleurs sociaux d’inventer pour s’ajuster aux besoins de ce temps.

Ainsi, pour reprendre le titre de ces journées, entre injonction et désir, l’aller vers peut placer au centre l’enjeu de la rencontre.

 

[1] Lettre encyclique Fidei Donum du Pape Pie XII du 21 avril 1957 sur l’expansion de l’Église dans le monde.

[2] Séance parlementaire du 28 juillet 1885 consacrée à la discussion d’un projet de crédits extraordinaires pour financer une expédition à Madagascar où la France tente d’imposer son protectorat. Intervention de Jules Ferry : https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885.

[3] Il n’y a pas d’en dehors de la société, toute personne s’y inscrit, parfois de manière particulière et cette cela qui doit nous intéresser.

[4] Les plus attentifs auront repéré que ces lignes décrivent les fondements de l’intervention des services de préventions spécialisée tels qu’édictés dans l’article 5 de l’arrêté du 4 juillet 1972 : « Peuvent être agréés les organismes qui, implantés dans un milieu où les phénomènes d’inadaptation sociale sont particulièrement développés, ont pour objet de mener une action éducative tendant à faciliter une meilleure insertion sociale des jeunes, par des moyens spécifiques supposant notamment leur libre adhésion. »

[5] R. Janvier, La relation professionnel / usager : la bonne distance ou la juste proximité, 2 Juin 2004, Journée Nationale de formation MAIS, Colmar, juin 2004 : https://www.rolandjanvier.org/articles/pedagogie-education/188-la-relation-professionnel-usager-la-bonne-distance-ou-la-juste-proximite-journee-nationale-de-formation-mais-colmar-juin-2004-02-06-2004/

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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