Introduction

Les transformations sociétales en cours recomposent les figures classiques de la solidarité et interrogent un travail social fondé sur la citoyenneté.

Projeter des hypothèses sur ce que pourrait/devrait être le travail social pour l’avenir suppose de dresser un inventaire des mutations à l’œuvre. Ce texte ne prétend pas à l’exhaustivité mais simplement à repérer quelques évolutions significatives.

Cette analyse tend à prouver qu’il n’est pas possible, pour les acteurs du travail social et les décideurs des politiques sociales, de continuer à décrypter les phénomènes sociaux avec les lunettes du siècle dernier.

De même, il est stérile de vouloir appliquer des remèdes qui appartiennent à un autre monde. Les critères d’action qui tendent à s’imposer au travail social ne sont pas automatiquement ceux dont il a besoin pour répondre à ces nouveaux défis.

Nous sommes donc invités à redéfinir le travail social, non en faisant table rase du passé, de ce qu’il a su capitaliser au cours de sa lente construction, mais en adaptant ses pratiques et ses perspectives. C’est là une façon de régénérer ses ambitions.

Les paragraphes qui suivent sont une sorte de liste à la Prévert dans laquelle chacun peut picorer selon ses préoccupations. Les items ne sont pas hiérarchisés ni organisés logiquement. Le but était de dessiner un paysage avec ses aléas.

  1. Recomposition des figures de la solidarité
    • Du local au global et inversement

Que de transformations depuis que Durkheim a identifié, en les distinguant, les solidarités primaire et secondaire ! Non qu’elles aient disparu mais elles se sont fondues dans le nouveau paysage d’un monde à la fois globalisé et morcelé :

  • Dans un univers de plus en plus global, nous sommes tous devenus habitants planétaires, conscients de partager un destin commun. L’économie mondialisée, la toile mondiale de l’Internet, l’explosion des mobilités (au moins jusqu’à l’arrivée du coronavirus…), sont autant d’éléments qui ont placé les interdépendances humaines sur une autre échelle, de plus en plus délicate à réguler du fait de son ampleur.
  • Mais dans le même temps, nos espaces sociaux sont de plus en plus parcellisés. Le creusement des inégalités (tant de richesses que d’accès aux ressources), l’exacerbation des clivages religieux et/ou culturels, la remise en cause du principe de laïcité, la réification des réseaux sociaux[1], la mise à l’écart de certains territoires[2], concourent à la construction d’un monde très divisé où il est difficile de percevoir une cohérence globale. Un univers qui n’a plus de sens.

Ces deux phénomènes ne s’annulent pas entre eux. Au-delà de leur apparente contradiction, ils concourent à brouiller les positions sociales (dans l’espace numérique, l’ouvrier et le patron s’illusionnent en partageant la même réalité virtuelle), à estomper les repères géographiques (un français peut jouer aux échecs en synchronie avec un chinois), à fragiliser les identités (chacun est sous injonction de se définir par lui-même, il n’y a plus de « prêt-à-porter » identitaire), à vider le débat politique de sa substance (Cf. l’abstention aux élections ou encore la volonté de certains d’effacer les distinctions droite/gauche), à déstabiliser le principe de solidarité (Cf. les débats autour des phénomènes migratoires).

  • Un travail social fondé sur la citoyenneté

Cette tension entre un monde global d’interdépendances et un monde local de plus en plus divisé a des impacts visibles et cachés sur le travail social. La question qui se pose est : comment redéfinir des ambitions inclusives dans ce contexte ? Elle appelle aujourd’hui deux types de réponses opposées.

Selon des tendances néolibérales, il nous faut inventer des pratiques de travail social radicalement nouvelles pour mieux répondre aux besoins et attentes des personnes. Personnes qu’il ne faut plus appeler usagers, ce glissement de termes d’« usager » à « personne » signifiant ce processus de libéralisation du travail social. L’usager serait devenu un client que les établissements et services sociaux et médico-sociaux, transformés en plates-formes de services, doivent satisfaire.

L’autre tendance tend à réhabiliter le travail social en l’ancrant sur ses fondamentaux, non selon un mouvement réactionnaire ou fondamentaliste – ce qui peut tenter certains – mais selon un projet résolument politique. La promotion de la pleine citoyenneté de tous, et particulièrement des plus vulnérables, est une réponse aux injonctions contradictoires contemporaines. Pour le citoyen local, le territoire est l’espace où s’expérimentent de nouvelles formes de lien social. Le travail social est cet espace micro où cette expérience est rendue possible pour des personnes connaissant des difficultés du fait de leurs fragilités. Mais tout habitant doit également se vivre comme citoyen du monde. Prendre en main son destin en devenant un peu plus acteur de sa vie, ici et maintenant, participe, par capillarité, à la construction d’un monde globalement plus juste, plus fraternel, plus égalitaire. Cette dimension globale du travail social fait partie de ses missions.

 

 

  1. Déséquilibres géopolitiques
    • Migrations planétaires

L’inhumanité de la compétition économique entre continents, entre États, entre firmes, crée un monde qui oppose les beaux quartiers aux banlieues, les territoires urbains aux zones rurales désertifiées, les pays riches aux pays pauvres, l’hémisphère nord à l’hémisphère sud.

La barbarie de certains régimes politiques qui n’hésitent pas à utiliser la terreur ou à user de pratiques génocidaires, tenant leur population sous un joug dictatorial, avec la complicité discrète ou passive des grandes démocraties, crée un monde clivé entre des espaces de relative liberté et des lieux invivables.

La violence des phénomènes météorologiques résultant du réchauffement climatique crée des contrées où vivre est un enfer ou des lieux inhabitables. La géographie planétaire se recompose en clivant les territoires selon leurs conditions climatiques.

Ces trois phénomènes, économique, politique et climatique se combinent entre eux et contribuent à démultiplier les phénomènes d’exclusion, de relégation et de bannissement, de division du monde. La conséquence de ce dérèglement pluriel se manifeste par un accroissement de la pression migratoires. Les pays riches, démocratiques, au climat tempéré, deviennent les eldorados d’un monde en perdition.

  • Un travail social pour l’universalité des droits

Le travail social est directement convoqué sur les questions d’immigration, quelles que soient les causes qui la motivent. Il est mis au défi d’accueillir les mineurs non-accompagnés qui arrivent sur le territoire national, à accompagner les migrants qui viennent ici chercher de quoi survivre, à insérer les demandeurs d’asile qui fuient une menace totalitaire. Ce faisant, ses pratiques glissent insensiblement de l’accompagnement des usagers ordinaires à des interventions de type humanitaire visant à assurer la survie dans l’urgence.

Ce nouveau défi pour le travail social représente pour certains une perte. Les pratiques éprouvées sont remises en cause et les professionnels y perdent leur âme.

Une autre position consiste à envisager ces recompositions de l’action comme une opportunité pour renouveler la légitimité du travail social sur le fondement de l’universalité des droits de l’Homme. C’est-à-dire de s’affranchir des catégorisations des publics pour une plus grande agilité des pratiques qui s’enrichit de la diversité des problématiques et de la transversalité des actions.

  1. Menace sur l’avenir de la planète
    • Le risque écologique

Notre planète est finie, délimitée. La prise de conscience de la fragilité de l’univers, de son incertaine évolution, de ses limites, est récente. Certains la disent trop tardive. La planète souffre des excès de ses habitants humains qui ont pillé ses ressources et qui l’ont pollué. Gaïa, notre terre-mère s’affole de cet anthropocène qui risque de la tuer, à moins qu’elle ne se fâche et expulse ces hôtes indélicats.

Le risque écologique est désormais omniprésent et confronte les humains à leurs limites : leur impossibilité à remettre urgemment et radicalement en cause un modèle économique de croissance qui semble de plus en plus être une impasse, leur incapacité à instaurer d’autres modalités de vivre ensemble pour la sécurité de tous et des générations à venir, etc.

Entre transition écologique et effondrement, entre négationnistes, réformateurs et collapsologues, les débats sont vifs quant aux manières de sortir du cul-de-sac dans lequel nous a placé ce mythe biblique selon lequel l’homme devait se rendre maître de la nature.

  • Un travail social pour un avenir soutenable

Certains peinent à voir en quoi le travail social est concerné par ces enjeux. Si les plans d’analyse ne peuvent être confondus, ils ne peuvent pour autant être déliés. L’avenir de la planète est notre avenir commun. La réduction des émissions de gaz à effet de serre, par exemple, concerne tout à la fois les domaines technologiques, économiques et sociaux.

Le développement durable impose une approche systémique qui met en mouvement toutes les dimensions de la situation . Sous cet angle, les questions sociales deviennent des questions écologiques. La qualité des liens sociaux, la prise en compte de tous les habitants de la planète, la capacité inclusive des sociétés, la pertinence des aides sociales sont autant d’éléments qui participent à la construction d’un avenir durable pour tous, d’un avenir qui réconcilie les dimensions économiques, politiques et sociales.

  1. Nouvelles identités
    • Des individus fragiles, pluriels et en tension

Ces enjeux globaux de notre avenir sont associés à des dimensions sociologiques. Dans ce monde en mutation, que deviennent les identités individuelles ? Les membres de la société se sont affranchis des déterminismes sociaux qui pesaient sur leurs ancêtres. L’enfant n’hérite plus systématiquement du métier de ses parents. Déterminismes sociaux qui étaient, de plus, surdéterminés par le sexe d’appartenance. Maintenant, le lieu de naissance ne limite plus l’avenir aux périmètres du village qui déterminait l’appartenance à des communautés fermées.

Aujourd’hui, l’individu social dispose d’une identité plus libre, plus ouverte, moins soumise – au moins en apparence – à des contraintes sociales. L’identité devient même une réalité plurielle en ce sens que nous sommes tous multi-appartenant. Immergé dans un univers qui est un « plurivers », chacun construit ses identités dans la diversité en choisissant parmi une multitude d’options possibles.

Une première limite de cette construction identitaire sans orientation préalable, c’est qu’elle renvoie l’individu à l’exigence personnelle de s’autodéterminer. C’est une tension parfois lourde à vivre. Il est fatiguant d’être soi dans ce monde !

Une deuxième limite concerne un sentiment de fragilité. Avant, la question identitaire ne se posait pas, on héritait de tout le bagage social des parents et ça constituait une identité certes lourde et enfermante, mais solide et forte. Désormais, chacun se construit en associant des identités particulières. Cela a pour conséquence que chaque référence est plus faible, plus mouvante, voire plus éphémère. Au total, l’identité est plus fragile et met la personne en tension.

  • Un travail social pour la promotion de l’individualité

Dans cette nouvelle donne identitaire, quel rôle peut jouer le travail social. S’agit-il de cautionner sans réserve la consécration d’un individu-roi, seul apte à se déterminer par lui-même ? Cette perspective, concernant des personnes vulnérables, apparaît comme une fausse piste. Les entraves sociales, économiques, psychologiques qui empêchent les personnes de se réaliser personnellement et socialement n’autorisent pas de les renvoyer simplement à elles-mêmes. L’empowerment ce n’est pas renvoyer chacun à se débrouiller, c’est apporter les étayages nécessaires pour avancer sur le chemin chaotique de la vie en société. Ceci étant posé, deux orientations pour le travail social s’opposent :

Une vision néolibérale de l’empowerment s’intéresse à l’individu, à la plus petite unité indivisible de l’ensemble social. Le projet de société se limite alors à agencer une juxtaposition de monades.

Le travail social porte, me semble-t-il, une autre ambition. Le développement du pouvoir d’agir de chacun s’intéresse non pas à l’individu mais à l’individualité. L’évolution des termes est puissante car elle nous fait passer du côte-à-côte au vivre ensemble. La personne est reconnue dans sa singularité, mais celle-ci est liée aux interactions qu’elle vit. L’identité, en ce sens, au lieu d’isoler, relie. En 2002, le droit des usagers a été pensé au niveau de l’individu. Ne doit-il pas être maintenant envisagé dans une dimension plus collective ?

  1. Mutations démographiques
    • Vers une société de vieux

Dans ce monde de Robinson où chacun se trouve isolé sur son île déserte, s’ajoute un autre phénomène, démographique celui-là. L’accroissement de la durée de vie associé à une diminution de la natalité évase la pyramide des âges vers le haut. Notre société occidentale devient un monde de personnes âgées. De plus, si l’espérance de vie augmente, le score de l’espérance de vie en bonne santé n’évolue plus. Donc, non-seulement nous vieillissons mais en outre, il y a de plus en plus de personnes dépendantes de grand âge… et de moins en moins de jeunes pour les prendre en charge que ce soit au plan économique ou matériel.

La manière dont notre société prend en compte cette réalité dépasse la question du travail social et est devenue, ces dernières années, une question sociétale qui agite les cénacles politiques.

  • Un travail social de l’intergénérationnel

Subrepticement, le travail social est marqué par l’évolution des besoins liés au grand âge. Pour illustrer cela, il n’est qu’à voir à quel point les productions de référentiels de tout poil sont surdéterminés par cette catégorie de public. Depuis la loi de janvier 2002 jusqu’à la récente version du référentiel commun d’évaluation de la HAS, en passant par les Recommandations de Bonnes Pratiques Professionnelles éditées par l’ANESM, c’est majoritairement le modèle de l’EHPAD qui semble avoir préoccupé les décideurs.

Il y a sans doute un enjeu pour le travail social à ne pas se laisser enfermer dans une catégorie de public, une tranche d’âge, une politique sectorielle. La stratégie qui apparaît alors consisterait à réaffirmer la transversalité des pratiques du travail social : transversalité des publics, des générations, des problématiques. Le travail social s’épuise à se réaliser par la simple juxtaposition de tuyaux qui ne communiquent pas entre eux, qui ne sont pas poreux. L’enjeu est que les pratiques d’un secteur puissent enrichir les autres.

  1. Transformation du rapport au travail
    • Du travail à l’activité

Une autre mutation attire l’attention quand on s’intéresse aux transformations sociétales, c’est celle du rapport au travail. En ce domaine, nous vivons une situation parfaitement paradoxale entre le mythe du plein emploi et l’ubérisation de la société.

L’expression « mythe du plein emploi » signifie deux choses :

  • D’une part, la fiction selon laquelle l’accomplissement économique de la société repose sur l’accès de tous au travail pour alimenter une croissance indispensable pour l’avenir. Ce n’est qu’une illusion puisque nombre d’économistes ont montré, d’un côté, qu’un volant de chômage est nécessaire à la régulation des productions et, d’un autre côté, que l’évolution de la productivité, liée à l’essor technologique, réduit considérablement le besoin de main d’œuvre.
  • D’autre part, l’illusion que le travail est l’alpha et l’oméga de l’intégration dans la société. Illusion partagée par tous, y compris celles et ceux qui sont le plus éloignés de l’emploi. Plusieurs phénomènes tendent à démontrer que l’appartenance sociale passe par bien d’autres vecteurs que la seule question de l’emploi. Nous sommes dans une société de loisirs, une société de l’information, un monde où l’activité – acception bien plus large que la notion de travail – se diversifie de plus en plus. Les matrices de la société salariale ne fonctionnent plus.

Par « ubérisation de la société », nous signifions cette explosion des rapports de travail où le salariat classique[3] s’effrite en de nouvelles formes d’activités économiques. Si le modèle inventé avec la plate-forme Uber fait référence, il existe de multiples formes d’activités qui remettent en cause le modèle du salariat (Influenceurs du Net, bitcoin, communautés alternatives, ZAD, etc.).

  • Un travail social de la diversité

Dans ce contexte, des concepts fondateurs du travail social, telle la notion d’insertion, se trouvent interrogés. Finalement, le travail social ne continuerait-il pas à rouler pour un « monde d’avant » qui n’a plus court, ou au moins qui n’aura plus court dans les temps à venir ? En s’entêtant dans cette voie, on peut même se demander si le travail social ne persisterait pas à imposer ses vieux modèles à son public cible alors que les inclus pourraient prendre des libertés avec ces cadres fonctionnels ? Pour caricaturer : les pauvres au travail alors que les riches pourraient s’en affranchir !

Nous pouvons voir cela comme l’avènement d’un monde délétère, comme la fin du monde. À l’inverse, nous pouvons le vivre comme l’émergence d’un monde nouveau. Alors, le travail social doit devenir un travail de la diversité dont les objectifs sortent des moules uniformes d’appartenance pour privilégier des accompagnements sociaux singuliers et pluriels ouvrant à des références multiples.

  1. Mutation des rapports d’usage
    • De l’usager au bénéficiaire

Une autre transformation s’opère qui concerne plus spécifiquement le travail social. Elle concerne les rapports d’usage. L’affirmation exacerbée des individus bouleverse les normes. Le client serait devenu roi – c’est du moins ce que tentent de nous faire quoi les marchands de ce temps – et l’usager de l’action sociale se trouve embarqué dans ce mouvement consumériste.

L’affirmation, en 2002, du droit des usagers signifiait une volonté politique de le doter d’un statut protecteur pour compenser l’asymétrie qui caractérise ses relations avec les organisations du travail social. Au fil du temps, pour des raisons complexes, ce concept promotionnel de la citoyenneté est devenu stigmatisant. Ne plus les nommer usager devient la condition du respect de leur position de personne. Deux éléments apparaissent dans l’analyse de ce phénomène : Certes, le travail social n’est pas parvenu à éviter la stigmatisation des publics qu’il vise. Mais par ailleurs, le glissement du terme usager vers celui de bénéficiaire signifie également une profonde mutation des attendus de l’intervention sociale. Alors que l’usager jouit d’un droit de tirage sur la solidarité nationale, le bénéficiaire n’est que le récipiendaire d’une prestation.

  • Un travail social du « faire ensemble »

Pour répondre à cette tendance, le travail social doit opérer ce passage indispensable du « faire pour » qui a marqué son histoire au « faire ensemble » qui déterminera son avenir.

En effet, le meilleur moyen d’éviter la stigmatisation des usagers, c’est de les rendre pleinement co-auteurs et co-acteurs de l’action. Ce mouvement est engagé (par exemple avec les travailleurs pairs ou les co-formations d’ATD) mais il doit être affirmé comme la condition incontournable du développement social.

Faire ensemble, ce n’est pas seulement consulter ou recueillir un indice de satisfaction. Faire ensemble c’est donner aux usagers les clefs de la maison pour qu’ils l’occupent avec les professionnels, qu’ils la transforment pour se l’approprier.

  1. Tensions économiques
    • Une crise permanente

Une chape de plomb pèse sur ces transformations du monde : la domination d’une pensée unique en matière économique. Ce qu’on nomme la « main stream ». Il s’agit d’une réduction de la compréhension du monde et des échanges qui s’y déroulent selon quelques critères simples fondés sur les seules valeurs monétaires. Seul ce qui a un prix a de la valeur. Un tel slogan conduit soit à l’impasse d’une société de marché où tout se résume à la marchandisation, soit à ignorer toute une gamme de valeurs qui ne sont pas reconnues comme contribuant à la construction sociale.

Cette réduction du monde à la seule course au profit a des effets dévastateurs par les clivages qu’elle crée, nous l’avons dit, entre continents, entre pays, entre territoires et entre groupes sociaux. Le monde de l’économie néolibérale vit une situation de crise permanente, ne parvenant pas à stabiliser la compétition incessante de ses habitants. Ces antagonismes mortifères condamnent ceux qui sont hors-jeu des régulations promises par la main invisible, qui sont exclus du ruissellement des riches sur les pauvres ou qui sont détachés des premiers de cordée.

  • Un travail social pour une société inclusive

Une vision néolibérale du travail social tend à le faire évoluer vers une logique commerciale où des plates-formes de service délivrent des prestations assimilant la relation à un échange marchand. Dans ce contexte, nous voyons apparaître un travail social à deux vitesses : pour les personnes solvables, une prestation privée à hauteur des moyens personnels du bénéficiaire, pour les autres, une aide sociale publique qui reconstitue une catégorie d’indigents.

En ce domaine, le travail social porte, du fait de ses sensibilités propres, une responsabilité particulière. Il est un acteur clef pour participer à la réhabilitation d’une conception plus ouverte de la vie économique d’une société. S’appuyant sur les valeurs de l’économie sociale et solidaire, il permet de dévoiler la richesse d’autres formes d’échanges :

  • échanges non-monétaires des solidarités qui se tissent dans les territoires, dans des circuits courts de liens de proximité ;
  • échanges marqués par la réciprocité du don qui portent l’engagement de chacun dans un maillage social qui ne laisse personne de côté ;
  • échanges déterminés par la bienveillance et la sollicitude qui affirment la supériorité de la valeur humaine sur toute autre considération mercantile ;
  • échanges qui refusent de réduire l’autre au statut de client mais le promeuvent dans sa qualité de citoyen, titulaire de droits ;
  1. Mutation des institutions étatiques
    • Jacobinisme versus territoires

Bien que l’article 1er de la Constitution française dispose que « l’organisation [de la République française] est décentralisée », force est de constater que la victoire des jacobins sur les girondins, lors de la Révolution, laisse encore des traces. La gestion de la crise sanitaire de la Covid a montré à quel point les décisions étaient parfois prises très loin des réalités de terrain…

Dans les faits, là aussi, nous sommes dans une contradiction entre un langage et des pratiques. Tous les discours politiques intègrent la notion de territoire comme un fondement de l’action (les campagnes 2021 des élections départementales et régionales l’attestent). La difficulté réside cependant dans une définition floue et absolument pas stabilisée de ce concept de territoire, sorte de mot valise dans lequel chacun peut mettre ce qu’il veut.

Mais « en même temps » que ce discours de promotion du local, nous constatons une reprise en main par l’État central qui édicte les règles, qui définit seul les politiques publiques, qui abuse de la « régulation » budgétaire pour contrôler les collectivités territoriales, qui place les agences sous son joug (Cf. les ARS), qui renforce toujours plus le pouvoir des Préfets (surtout les Préfets de Région).

Or, le territoire est présenté comme la solution d’avenir, par exemple en matière de démocratie (même si le mille-feuille des périmètres et compétences des collectivités ne parvient pas à se clarifier réellement). Il serait la solution du développement économique (même si les flux n’ont jamais été autant mondiaux). Il s’affirme comme le socle de la vie sociale et culturelle (même si l’enseignement des langues régionales vient d’être fragilisé).

  • Un travail social pour le développement social local

Le Haut Conseil du Travail Social vient de commettre un guide intitulé « « Guide d’appui aux interventions collectives du travail social en faveur du développement social » qui déclare :

« Le développement social repose sur l’affirmation que la dimension sociétale et collective des problèmes sociaux et des inégalités doit faire l’objet de solutions collectives, auxquelles contribuent les travailleurs sociaux en mobilisant d’autres acteurs du territoire (ceux de la santé, de l’économie, de la culture, de l’éducation…), afin de mieux accompagner les personnes et toutes les composantes de leurs parcours de vie dans une approche transversale. » (p.9).

Prudent, le groupe de travail a écarté le terme « local » pour trois raisons :

  • Paradoxalement local serait synonyme d’enfermement alors que les interactions territoriales doivent rester larges ;
  • Le « DSL » est devenu un dispositif d’action trop réduit à des méthodes ;
  • Enfin, ne plus associer développement social à sa seule localité place cette ambition à égalité avec le développement économique et le développement environnemental.

Même si nous adhérons à l’argument du HCTS, nous proposons ici de maintenir le terme « local » pour signifier que l’ambition du travail social, connectée à l’économique, à l’écologie et au politique porte bien cette dimension collective reposant sur la mobilisation des communautés à prendre en main leur destin « ici et maintenant ».

  1. Révolutions techniques
    • Des transformations sous forme de crises

Tout travail de prospective impose un détour par les questions techniques tant nos milieux de vie sont bousculés par l’émergence continue de nouvelles technologies. Du micro (Cf. les nanotechnologies) au macro (Cf. la conquête de mars), de nouveaux horizons s’ouvrent en permanence en termes de liens, de performances, de connaissances…

L’irruption plus ou moins soudaine de nouvelles techniques génère des situations de crise en ce sens que les pratiques antérieures sont remises en cause et que de nouveaux comportements apparaissent. De plus, l’évolution technique n’est pas un simple problème technique. Elle se déroule sur fond de rapports sociaux. Les outils et systèmes techniques s’inscrivent dans un ordre social, dans des liens de domination ou de subordination, d’aliénation ou de transgression. Bref, la technique est sociale avant d’être technique. Force est de constater que les progrès techniques ne modifient pas fondamentalement l’ordre du monde.

De ce fait, les révolutions techniques sont des crises sociales et devraient être traitées comme telles. Par exemple, ce que nous nommons la fracture numérique est un problème social d’accès aux ressources et d’inégalité de capital social, pas d’abord un problème technique.

  • Un travail social inclusif

« L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir, dans un cadre interministériel, l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. » (article L116-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles).

« Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. » (article D142-1-1 du CASF)

La juxtaposition de ces deux définitions contenues dans le Code de l’Action Sociale et des Familles confère une coloration particulière au concept d’inclusion sociale. Le travail social et l’action sociale et médico-sociale, ont pour mission de compenser les inégalités d’autonomie, d’émancipation, de protection, de participation ou d’exercice de la citoyenneté. Ils sont chargés de corriger les déficits de cohésion sociale et les effets de l’exclusion. Plus encore, ils contribuent au changement social et au développement de la société.

Nous sommes loin d’une définition lénifiante de l’inclusion qui se limiterait à ce que chacun soit seulement à sa place. La transformation du monde, y compris dans ses dimensions techniques, doit être l’affaire de tous. Elle ne peut être pensée par les uns pour les autres elle doit être co-construite avec tous.

  1. Rationalisme instrumental
    • L’hégémonie normative

Pour compléter cet essai de prospective qui n’a, rappelons-le, aucun caractère exhaustif, nous devons envisager la montée en puissance du rationalisme instrumental. Derrière ces deux termes, il y a d’abord la dictature de la raison qui, selon une vision scientiste, alimente le mythe d’une raison pure, mathématique et orthonormée qui parviendrait à cerner la logique d’un monde parfaitement organisé mais dont il nous reste à découvrir l’ordre caché. Ensuite, il y a l’idée que cet ordre passe par une collection d’instruments qui auraient, une fois bien mis au point, la capacité de résoudre tous les problèmes. L’instrumentalisation du monde serait l’aboutissement de sa maîtrise parfaite par l’être humain.

C’est ainsi que s’hypertrophie un monde de normes qui tend à standardiser tous les rapports humains. Si la normalisation permet les échanges (Cf. la monnaie, l’Internet Protocol, le transport ferroviaire, etc.), son excès les empêche en les réduisant à quelques standards qui ne sont plus la vie.

 

 

  • Un travail social de l’interstice

Le travail social n’échappe pas à cet engouement pour la rationalisation. Les recommandations de bonnes pratiques, les critères de convergence tarifaire, les indicateurs de qualité, les références techniques, etc. envahissent le champ. La norme s’impose au nom de la performance laissant un goût amer aux professionnels de terrain qui voient une part non-négligeable de leur activité consacrée à rendre des comptes, à remplir les outils de reporting, à renseigner des tableurs Excel qui comptabilisent leurs actes. Tout cela au détriment du travail de terrain…

Le contre-feu qu’il convient d’allumer face à cette folie quantophrénique, consiste à resituer le travail social à sa place. Il n’a rien à faire dans les feuilles de comptes d’une arithmétique budgétaire qui n’a pour seule motivation que de faire entrer les actions dans les cases étroites des Budgets Opérationnels de Programme de l’État, dans l’Objectif National des Dépenses de l’Assurance Maladie ou les orientations budgétaires des départements. La place du travail social dans la société – travail « du », « sur » et « dans » le social – c’est l’interstice. Son efficience provient de sa capacité à se situer dans l’entre-deux des rapports sociaux, là où le lien social est plus fragile, défait, déchiré. Pour paraphraser François Jullien, le travail social est un travail de « l’entre ». C’est cela qui lui confère sa fonction de médiation, de travail sur les mailles du filet social. Cette position qui opère un pas de côté par rapport aux institutions classiques le distancie de toute tentative de le réduire à quelques chiffres ou à un mesurage obtus des prestations délivrées…

Conclusion :

Cette rapide traversée des mutations sociales et de leurs conséquences pour le travail social nous a montré que le travail social doit :

  • S’arrimer à la pleine citoyenneté des personnes qu’il accompagne qui sont à la fois des habitants de leur territoire et des résidents du monde.
  • Renouveler sa légitimité en se fondant sur l’universalité des droits de l’Homme qui dépasse les catégorisations et s’enrichit de la diversité.
  • S’inscrire dans une approche systémique qui intègre les questions sociales comme enjeu de développement durable au même titre et aux côtés des problématiques écologiques et économiques.
  • Promouvoir le pouvoir d’agir des personnes qui suppose de développer leur individualité, c’est-à-dire leur capacité à être soi dans un jeu d’interelations.
  • Refuser de s’enfermer dans une segmentation des publics, des actions ou des problématiques au bénéfice d’une action transversale qui embarque tous les acteurs du lien social, au-delà des seuls institutions spécialisées.
  • S’affirmer comme un travail de la diversité qui participe à la construction d’une société ouverte permettant les appartenances singulières de chacun.
  • Développer des méthodes d’action d’un « faire ensemble » où les cadres sont co-définis entre professionnels et usagers ce qui va jusqu’à une co-construction des politiques sociales elles-mêmes.
  • Consolider ses filiations à l’économie sociale et solidaire pour défendre une économie plurielle qui valorise la diversité des échanges sociaux.
  • Promouvoir les actions collectives, mobilisant les communautés sociales qu’il rejoint pour leur permettre de prendre en main leur avenir.
  • Se concevoir comme acteur de transformation sociale en permettant à chacun de prendre sa place dans les mutations à l’œuvre et dans les mutations à opérer.
  • Enfin, se positionner comme un travail de l’entre-deux, un acteur des interstices, délibérément situé dans ces espaces sociaux à la marge où circulent les problématiques d’une société en perpétuelle mutation.

 

[1] Pour illustrer cette idée, l’algorithme des différents réseaux sociaux, par le jeu des préférences et des fréquences de consultations, tend à enfermer l’usager dans ses propres préférences et références sans s’ouvrir à d’autres approches que celles de sa communauté d’idées.

[2] Réalité universelle : Cf. la construction des murs (de Gaza aux USA contre le Mexique) ou les « quartiers » en France, mais aussi l’isolement de certaines zones rurales.

[3] Le modèle du salariat est limité à une brève période de l’histoire économique du pays que l’on pourrait situer de la seconde partie du XIXème à la fin du XXème siècle.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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