Décider collectivement par consentement – Deuxième partie : L’art de faire avec les désaccords en sept verbes d’action

par | Mar 18, 2021 | Articles, Economie sociale et solidaire, Organisation, Pédagogie, Education | 1 commentaire

Introduction : de la biodiversité des organisations

Tout collectif est composite. Un groupe n’est pas la simple collection d’individus. Il est l’assemblage complexe de personnes, c’est-à-dire un jeu d’interactions entre des sujets à la fois interdépendants et autonomes. Le groupe est un système et comme tout système, il est d’abord défini par sa biodiversité. Diversité anthropologique essentiellement qui lie les dimensions biologiques, sociologiques et psychologique. Diversité qui suppose de prendre en compte de tous les paramètres qui entrent en scène quand plusieurs personnes se regroupent pour faire quelque chose ensemble.

La manière de faire avec cette diversité est une véritable énigme tant les phénomènes qui se mettent en branle sont difficiles à cerner. En ce domaine de la régulation collective, il n’y a pas de solution unique, pas de méthode miracle, simplement des tentatives de réponses aussi diverses qu’il y a de situations.

Le processus de construction des désaccords[1] décrit ci-dessous n’est donc pas une solution. Il s’agit plutôt de la description d’une méthodologie qui met en exergue, avant tout chose, un état d’esprit, une disposition ontologique, une ambition humaniste. Il s’agit d’imaginer une façon de mettre au travail les désaccords qui naissent inévitablement de la diversité naturelle des collectifs. Cette mise au travail n’apporte pas de solution clé en main mais, simplement, une voie réflexive qui tente d’être plus respectueuse des personnes, de la pluralité, de la diversité, des différences. L’ambition est de trouver des pistes pour tirer bénéfice de ces énergies structurantes qui caractérisent les collectifs.

1.   Caractériser

« Mettre en évidence le ou les traits dominants ou distinctifs d’une chose ou d’une personne.[2] »

Vs. La confusion des non-dits

Les non-dits bloquent les échanges dans la confusion des amalgames, l’implicite pose comme des évidences les présupposés non explicités. Non-dits et implicites relèvent d’un défaut d’analyse ou d’un manque de réflexivité et laissent la place au flou, aux usages triviaux des mots. On pourrait dire aussi que le problème ici soulevé est celui de

Caractériser les désaccords est une démarche de progrès en ce sens que ce qui fait désaccord est formulé, détaché de ceux qui le portent pour en faire un objet de travail, une « chose » à traiter. Trop souvent, les désaccords empoisonnent le climat des collectifs par défaut de caractérisation, laissant ainsi la porte ouverte à toutes les interprétations.

Nommer le désaccord, précisément et objectivement, revient à créer les conditions pour le mettre au travail entre les protagonistes. Sinon, il reste subliminal, sous cape, parfois impensé et agit de manière subversive sans pouvoir le contrôler.

Phase 1 : Le groupe, confronté à un sujet qui divise, prend le temps d’écrire l’objet du désaccord.

2.   Subjectiver

« Qui relève de l’expérience interne, qui ne concerne que le seul sujet pensant. »

Vs. Croire qu’il n’existe qu’une pensée rationnelle

Prendre en compte la subjectivité des positions est une démarche intime. Car en effet, la caractérisation du désaccord n’éradique pas le fait que nous occupons, personnellement, une position qui nous est propre à l’égard de ce qui divise le groupe. Cette position propre relève pour faire simple de deux catégories de facteurs :

  • D’une part, de notre idéologie, de nos références théoriques, de nos options sociales et politiques…
  • D’autre part, de notre histoire personnelle, de notre vie psychique, de nos affects liés à nos expériences de vie…

La première catégorie de causes, plutôt objectives ou transindividuelles, fera l’objet de mises en débat dans le groupe dans la suite du processus de construction des désaccords. Par contre, la seconde catégorie de causes subjectives relève de l’intimité sensible du sujet. Et ce dernier n’a pas à s’en expliquer devant le groupe qui n’a pas vocation à devenir un espace thérapeutique.

Il reste cependant essentiel que chacun s’explique pour soi ce qui, dans sa vie personnelle, influe sa position, contribue à sa prise de position sur la question débattue. Cette clarification qui reste confidentielle facilite grandement la suite des débats.

Phase 2 : Il est souhaitable de prendre le temps, en soi et pour soi de s’interroger : qu’est-ce qui m’explique la position que je prends ?

3.   Positionner

« S’installer solidement. Se placer dans une bonne situation. »

Vs. La fusion des membres du groupe en un magma commun

Les préalables étant posés, il s’agit maintenant d’identifier les positions de chacun. Cela revient à une démarche cartographique, c’est-à-dire à repérer la répartition de chaque membre du groupe à l’égard du désaccord. Ce positionnement ne peut se réduire à une opposition binaire (les « pour » et les « contre ») car la réalité des positions n’est jamais simplement clivée. Prendre position c’est se situer dans l’espace ouvert par le désaccord posé.

Pour prendre une image, quand on navigue vers un port (comme le groupe qui construit son désaccord) on ne peut réduire les positions à la direction suivie (dans le « bon » ou le « mauvais » sens), de nombreux paramètres justifient la position du bateau dans l’espace maritime au regard des courants et des vents qui peuvent changer d’orientation et au regard des obstacles qui peuvent obliger à faire des détours.

Il existe donc une multitude de manières de se positionner. C’est cette richesse de la variété des positions de ses membres que le groupe doit investiguer.

Phase 3 : Le groupe peut repérer les positionnements individuels à l’égard de l’objet du désaccord. Par exemple en utilisant la technique du débat mouvant pour avoir une conscience physique des positions.

4.   Comprendre

« Se faire une idée claire des causes, des conséquences, etc., qui se rattachent à telle chose et qui l’expliquent. »

Vs. En rester aux ressentis immédiats

Une fois les positions dévoilées, il revient à chacun d’expliquer son point de vue. C’est une démarche collective de compréhension. Comprendre est un verbe fort qui introduit à la complexité. Étymologiquement, ce verbe « vient du latin classique compre(he)ndere (composé de cum « avec » et prehendere « prendre, saisir ») littéralement « saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose » d’où « saisir par l’intelligence, embrasser par la pensée »[3]. »

La compréhension mobilise deux niveaux d’intelligence des choses et des faits : la compréhension subjective expliquée ci-dessus et la compréhension objective qui relie au collectif. C’est la combinaison de ces deux niveaux qui permet de construire une image plus sophistiquée des positions et qui, ainsi, éclaire le désaccord qui divise et organise tout à la fois les positions.

Cette compréhension complexifie donc le regard porté sur ce qui fait débat. Elle préserve le groupe des oppositions simplificatrices, des clivages réducteurs et des exclusions soi-disant salvatrices.

Phase 4 : Il y a un grand intérêt de permettre à chaque membre du groupe d’expliciter sa position aux autres. Par exemple par un jeu de questions / réponses.

5.   Élucider

« Rendre clair, expliquer ce qui est obscur. »

Vs. « C’est comme ça parce que ce n’est pas autrement ! »

La compréhension complexe des divisions et oppositions doit permettre de lever les malentendus. En effet, beaucoup de désaccords trouvent leur origine, au moins en partie, par des quiproquos sur les termes employés. La sémantique est fourbe car les mots prennent des sens différents selon les personnes, les groupes, les cultures, les références ou les préférences.

Lever les malentendus est une démarche d’élucidation qui construit des références communes sur la signification des termes employés. Au minimum, une partie des désaccords peut se trouver levée par cette étape essentielle de la construction du désaccord.

Phase 5 : Le groupe peut alors se mettre d’accord sur le sens des mots employés. Par exemple par la méthode de la reformulation : « Quand tu dis cela, tu veux dire… »

6.   Clarifier

« Rendre plus clair, plus compréhensible ce qui était ambigu, confus, obscur, trouble. »

Vs. Jouer l’opacité du flou, du trouble, du non-dit ou du sous-entendu

Clarifier les désaccords est une démarche d’intelligence collective qui consiste, après avoir éliminé les scories empêchant la bonne compréhension de ce qui oppose les membres du groupe, à mettre au centre du débat le noyau dur de la controverse. Le groupe mobilise ses ressources pour repérer ce qu’il y a d’irréductible dans le désaccord posé.

Phase 6 : À ce moment du débat, le désaccord gagne à être reformulé par le groupe et le constat est posé quant à la manière dont son expression a évolué depuis le début du processus.

7.   S’accorder

« Mettre en harmonie des choses éventuellement ou effectivement opposées. »

Vs. Tenter le passage en force

Négocier un compromis est une démarche de consentement[4]. Il s’agit alors de s’accorder collectivement. Cet accord peut s’orienter selon deux axes : soit trouver un terrain d’accord, soit rester sur le constat d’un désaccord.

Trouver un compromis :

Le processus de construction du désaccord, par les clarifications qu’il opère, par la compréhension qu’il génère, par l’intelligence collective du problème qu’il suscite peut permettre au groupe de converger vers un accord, c’est-à-dire lever ce qui oppose. Le résultat se nomme alors un compromis.

Le compromis est à l’opposé du consensus. Le consensus est un accord global qui gomme les aspérités, non pas parce qu’elles sont levées par le débat mais parce que le groupe préfère les ignorer pour sauver sa cohésion (instinct grégaire de l’animal humain qui prend le pas sur la culture). Le compromis est un accord dans lequel chacun, ou chaque groupe d’intérêt, sait exactement ce qu’il abandonne de sa position pour permettre au groupe d’agir ensemble. Le compromis est un dévoilement des positions différentes, il ne les efface pas, il les articule dans le projet commun. Les positions non retenues dans le compromis ne sont pas éradiquées (comme c’est le cas quand une position est mise en minorité par un vote), elles sont identifiées comme étant mises de côté pour permettre l’avancée collective. Mais elles conservent leur identité et continuent ainsi à alimenter le débat et le progrès du groupe.

Phase 7 (option 1) : Le groupe a alors tout intérêt à écrire le texte du compromis auquel il est parvenu tout en y notant les objections non retenues.

Constater le désaccord persistant :

Mais il est possible, au terme du processus de construction du désaccord, que le groupe ne parvienne pas à réaliser un compromis. Dans ce cas, c’est un constat de désaccord qui sera posé. Cela ne signifie pas que c’est un échec. Comme le dit Patrick Viveret, « Le désaccord de sortie est plus riche que le désaccord d’entrée ». Le processus a permis d’enrichir ce qui oppose les parties-prenantes, les éléments et les positions sont mieux comprises et se sont alimentées réciproquement.

Le constat de désaccord va ensuite permettre au groupe de s’orienter autrement. Si le désaccord touche un élément central du contrat collectif, le groupe peut décider de se dissoudre. Mais il le fera en toute connaissance de cause. Sinon, le groupe peut décider d’autres stratégies (i.e. déployer d’autres objectifs d’action qui font accord), d’autres fonctionnements (i.e. créer des sections ou des courants regroupant les positions divergentes). Bref, tirant les leçons de ce processus, le constat de désaccord enrichit l’avenir.

Phase 7 (option 2) : Le groupe a alors tout intérêt à écrire le texte du constat de désaccord auquel il est parvenu tout en y notant les convergences apparues au cours de la démarche[5].

Conclusion

La construction des désaccords dans un collectif n’est pas un processus naturel. Nos paresses intellectuelles, notre manière de nous réfugier dans nos zones de confort, nous poussent plutôt à des pensées clivées et simplificatrices.

C’est la raison pour laquelle le processus de construction des désaccord suppose une méthodologie précise et formalisée qui permet de tenir les différentes étapes de l’élaboration, de garantir l’expression de chacun, de favoriser la compréhension mutuelle, de dévoiler les convergences et de clarifier les divergences pour d’aboutir à un résultat final (compromis ou constat de désaccord) qui lève définitivement les équivoques.

[1] Cf. http://www.pacte-civique.org/collectif/wakka.php?wiki=ThemaDemocratie.

[2] Toutes les définitions sont extraites du cnrtl : https://www.cnrtl.fr/definition/

[3] Cnrtl, url citée plus haut

[4] Cf. première partie de ce triptyque « Décider collectivement par consentement ».

[5] Il peut aussi y avoir intérêt à reporter le débat, à s’accorder un délai, à se laisser le temps d’un travail de réflexion, de documentation, etc.

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5 mois il y a

Bonjour Monsieur Janvier,

Merci beaucoup pour cet article très parlant et de qualité ! :)

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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