Quelles évolutions du modèle associatif dans un contexte politique instable et économiquement contraint ?

par | Avr 18, 2025 | Articles, Economie sociale et solidaire, Organisation | 0 commentaires

Dans les cours de management que je donne, j’ai l’habitude de dire que la fonction de direction en établissements sociaux et médico-sociaux c’est une fusée à trois étages : technique, clinique et politique.

Cette analyse s’applique exactement aux associations de solidarité. 1°) Ce sont des entreprises comme toute structure de travail, 2°) ce sont aussi des organisations dont la finalité est de prendre soin des personnes vulnérables et 3°) ce sont enfin, dans le même mouvement, des institutions porteuses d’un projet politique.

Je vous propose de décrire ces trois composantes qui forment l’ADN des associations de solidarité afin d’envisager les évolutions possibles du modèle associatif dans le contexte politique instable et économiquement contraint que nous connaissons.

  1. Les associations de solidarité sont des entreprises

C’est une banalité que de le dire. Mais le secteur associatif s’est tellement appliqué à marquer sa différence que l’on a tendance à l’oublier. Par opposition au secteur marchand, les associations se réfèrent à la « non-lucrativité ». Référence qui présente l’inconvénient de choisir la voie négative, c’est-à-dire qui affirme son modèle contre, ou à l’opposé, de « l’autre » modèle – comme s’il n’y en avait qu’un –, celui du secteur marchand (Chauvière, 2007). Cette opposition binaire occulte tout le champ de l’Économie Sociale et Solidaire.

Reconnaître que les associations sont des entreprises devrait nous inviter à dépasser cette opposition simpliste, ce qui, paradoxalement, permettrait d’affirmer autrement la spécificité des associations, et particulièrement, des associations de solidarité qui occupent une place à part dans le monde associatif (Prouteau & Tchernonog, 2023).

  • Des entreprises comme les autres…

Partons d’abord de ce que les associations ont de commun avec le monde ordinaire des entreprises, qu’il s’agisse d’entreprises de production de biens ou de services. Toutes sont des systèmes de production qui structurent des fonctions pour atteindre les finalités qu’elles se donnent. Ces process de fabrication sont définis par des protocoles qui ordonnent les étapes, agencent les fonctions, définissent les rôles. Ce modèle, d’une certaine manière, est commun dans sa conception qu’il s’agisse de construire une voiture ou de concevoir l’accompagnement d’une personne.

Comme toute entreprise, l’association de solidarité œuvre à garantir sa pérennité ce qui suppose des fonds propres suffisants, une capacité d’auto-financement, une trésorerie à la hauteur de ses besoins en fonds de roulement, etc.

Comme toute entreprise, l’association de solidarité gère des salariés ce qui suppose un dialogue social et la bonne gestion des instances représentatives du personnel, des conventions collectives (à défaut de n’en avoir qu’une…), une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, des accords d’entreprise, notamment sur la gestion des horaires et la qualité de vie au travail, etc. (Dupuis, 2024).

Nous pourrions allonger cette liste des similitudes entre les associations de solidarité et les formes classiques d’entreprise.

  • …Mais des structures financières différentes

Mais, ces points communs ne réduisent pas la particularité des associations de solidarité qui se réfèrent à la non-lucrativité. Être une OSBL[1] génère une structure particulière pour ces formes d’entreprise. L’affectation des résultats comptables n’est pas une préoccupation, tous les excédents (quand il y en a !) sont réinvestis dans le projet. Cette « petite » différence change radicalement le modèle économique parce qu’il oriente le projet à distance de l’intérêt des parties-prenantes de l’organisation. Pour le dire autrement, la non-lucrativité a pour effet de sortir leur centre de gravité de leur polygone de sustentation. Cette sortie – ce déséquilibre – est d’ailleurs la condition de leur mouvement (Janvier, 2025). Il convient de noter que le patrimoine des associations, leurs fonds propres, leur haut de bilan est la garantie de leur pérennité. Ces éléments constituent même un formidable amortisseur en période de crise (Cf. la pandémie Covid).

Une autre différence notable tient aux sources de financement de l’action des associations de solidarité. Elles portent des activités d’intérêt général et d’utilité sociale qui lui sont déléguées par les collectivités publiques. Certains pensent que ce financement essentiellement par fonds publics crée une dépendance entre les associations de solidarité et l’État. C’est une manière de voir mais qui a l’inconvénient de se référer aux règles du marché qui veulent que tout producteur doive diversifier sa clientèle pour assurer son autonomie. Un point de vue inverse peut être adopté : parce qu’elles développent des solidarités en actes que l’État seul ne pourrait assumer, elles créent une dépendance de la puissance publique à leur égard. Il serait plus juste – et moins radical – de parler d’interdépendance : l’État a besoin de l’action des associations qui ont besoin des subsides de l’État. À travers cette considération qui demanderait sans doute des nuances, ce que je veux montrer c’est que ces entreprises particulières que sont les associations de solidarité entretiennent une relation tout à fait particulière avec leurs commanditaires (clients ? fournisseurs de ressource ?) qui ne peut être comprise avec les lunettes des règles du marché (Chauvière, 2011).

  1. Les associations de solidarités sont des organisations du « care »

Je viens d’affirmer qu’il y a une part commune entre le modèle entrepreneurial et le modèle associatif, « qu’il s’agisse de construire une voiture ou de concevoir l’accompagnement d’une personne ».

Cependant, cela crée une différence fondamentale. Les similitudes organisationnelles ne doivent pas masquer la rupture que représentent les finalités de ces entreprises : les associations de solidarité sont des organisations qui ont pour but de prendre soin des personnes en situation de vulnérabilité. C’est cette dimension clinique qui fait la différence (Batifoulier, 2019).

  • Le « care », c’est prendre en compte les personnes vulnérables…

Assurer la pérennité du modèle socio-économique des associations de solidarité ne représente pas un but en soi, comme cela peut l’être, à bon droit, pour l’entreprise marchande. La finalité n’est pas la survie de l’organisation mais la poursuite des actions auprès des usagers qu’elle accompagne. Car la poursuite de l’organisation signifie essentiellement le refus d’abandonner les personnes vulnérables qu’elle rejoint et dont elle est étroitement solidaire.

C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que la rétribution d’actionnaires dans des actions de solidarité envers des personnes vulnérables est non seulement une erreur économique (Cf. le scandale d’Orpéa) mais surtout une faute morale.

Cette considération donne tout son poids à l’expression « prendre en compte les personnes fragiles ». Prendre en compte, ici, ne signifie pas être bienveillant ou faire preuve de mansuétude à leur égard, ce modèle philanthropique a vécu. Prendre en compte signifie lier le destin de l’organisation à celui des personnes avec lesquelles se développent les actions (Bouquet, 2024).

Ce lien consubstantiel entre la structure organisationnelle et les personnes concernées est déterminant : l’un ne prend sens que par l’autre et ils n’existent que l’un par l’autre, que l’un dans l’autre ou encore l’un avec l’autre. C’est cela qui donne sens à l’action des associations (Chognot, 2020).

Aucun point commun sur ce plan entre le constructeur automobile et l’association de solidarité. Nous touchons là une dissemblance génétique qui n’autorise aucune assimilation. Vouloir confondre le modèle associatif solidaire avec le modèle entrepreneurial marchand est une erreur. Même badigeonnée de « social washing » l’entreprise qui fait commerce de son activité – y compris quand il s’agit de services à la personne et quelle que soit la qualité de sa prestation – reste soumise aux lois du marché qui ne peuvent parvenir à « prendre en compte » (Karsz, 2004) ses clients dans le sens des solidarités vécues en interdépendance telles que le vivent et le promeuvent les associations de solidarité (Lafore, 2010).

  • … Mais aussi prendre soin de ceux qui prennent soin

À ce point de notre raisonnement, émerge une autre distinction substantielle entre les formes d’entreprendre. Prendre soin des personnes fragiles n’est pas un acte neutre. Les résonnances émotionnelles de la souffrance des personnes exclues du jeu social, marginalisées du fait d’un handicap ou d’une incapacité, mise au ban par des comportements jugés inadaptés, maltraitées ou victimes de violences ou d’abus, dépendantes, etc., ne laissent pas indemnes ceux qui les accompagnent. Prendre en compte les acteurs de cette prise en compte induit une manière différente de gérer les ressources humaines en ce sens que l’attention portée aux usagers est totalement dépendante de l’attention que porte l’employeur aux salariés qui se tiennent au front-office, aux côtés des personnes (Monteil, 2016).

Care, devient « care» : prendre soin de ceux qui prennent soin. Cette perspective devrait engager toute une série de conséquences qui marquerait la spécificité du modèle entrepreneurial des associations de solidarité (Noble & Batifoulier, 2005) (vous remarquerez que j’utilise ici le conditionnel car, en ce domaine, nous sommes, me semble-t-il, loin du compte), c’est-à-dire :

  • Un dialogue social qui considère que les rapports d’intérêts entre employeurs et salariés ne sont pas de même nature que dans l’entreprise classique car ils sont finalisés par un projet associatif partagé tel un bien commun ;
  • Des rémunérations à la hauteur de l’utilité sociale des métiers du lien et du care ;
  • Une reconnaissance sociale qui donne envie aux jeunes de s’engager dans ces missions de solidarité qui donnent sens à un projet professionnel ;
  • Des marges d’initiatives professionnelles qui ouvrent des champs d’action les plus ajustés possibles aux besoins, les plus agiles possibles.

Prendre soin de ceux qui prennent soin des usagers colore le modèle socio-économique des associations de solidarités en termes de rapports au travail, de salariat, de professionnalité, de hiérarchie, etc. Autant d’aspects à intégrer et qui font la différence (Dubreuil & Janvier, 2018).

  1. Les associations de solidarité sont des institutions politiques

La troisième dimension qui caractérise les associations de solidarité marque une différence forte avec les autres systèmes de production, une « spécificité méritoire » (Parodi, 1999). En effet, le simple fait de prendre en compte les personnes vulnérables, c’est-à-dire celles qui ne trouvent pas toute leur place dans la vie de la cité, est une œuvre de nature politique. En ce sens, les associations de solidarité font « institution ». C’est-à-dire que les associations de solidarité créent des rapports de forces pour promouvoir la reconnaissance des « laissés pour compte ». En cela elles touchent aux questions de pouvoir. C’est cela faire institution tel que l’entend Robert Lafore : « Construction et organisation du pouvoir pour le constituer en « autorité », telle pourrait être la définition de l’institution. » (Lafore, 2019, p.128).

  • Des institutions de veille critique sur le vivre ensemble

Tout naturellement, les associations de solidarité occupent un poste de veilleuses du lien social, de lanceurs d’alerte de ses accrocs. Cela leur confère une fonction politique essentielle… même si parfois, elles occupent cette fonction « à l’insu de leur plein gré ». En effet, du fait même de leur existence, les associations de solidarité sont le symptôme douloureux de l’échec de la société à atteindre ses ambitions d’égalité, de liberté et de fraternité (Gardou, 2015).

Elles sont un indicateur des défauts à plusieurs niveaux :

Tout d’abord, elles constatent les manquements de la solidarité nationale. C’est ainsi que sont nées de nombreuses associations, notamment dans l’immédiat après-guerre, pour combler les insuffisances des solutions étatiques en matière de handicap, d’éducation spéciale, du grand âge, des besoins sanitaires, de délinquance juvénile, etc. À ce sujet, la manière dont l’État traite les associations est un indicateur majeur de la bonne santé démocratique de notre République.

Ensuite, leur longévité, bien qu’elles coûtent « un pognon de dingue » témoigne de la nécessité de remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier des solidarités pour améliorer les accompagnements, ajuster les pratiques aux mutations de la société et des attentes de ses membres, répondre à des besoins émergents, anticiper l’évolution des demandes, etc. (Lafore, 2016).

Enfin, elles occupent cette « fonction tribunitienne », fonction qui peut se définir comme « l’ensemble des actions visant, d’une part à faire reconnaître par la collectivité certains besoins des individus comme des besoins collectifs ou sociaux et, d’autre part, à faire contribuer la puissance publique à la satisfaction de ces besoins voire à modifier les décisions de production des grandes firmes capitalistes. » (Priou, 2007, p.238).

Au vu de ces trois niveaux de la responsabilité politique des associations de solidarité (évaluation de l’état de la société, témoins des attentes de justice et d’égalité, porteuses d’une parole publique du vivre ensemble), qui peut encore prétendre qu’elles ne sont que des instruments de la mise en œuvre des politiques sociales de l’État ?

  • Des institutions porteuses d’un projet pour la société

Plus fondamentalement, les associations de solidarités sont porteuses d’un projet de société (Uniopss, 2024). Agir pour l’avènement d’une société plus juste, plus égalitaire, plus inclusive, plus respectueuse de tous ses membres est, en soi, un ambitieux projet de société.

Avec Yves Matho (Janvier & Matho, 2011) nous défendions l’idée que les établissements sociaux et médico-sociaux sont des « laboratoires du vivre ensemble ». Leur existence témoigne de la possibilité de faire communauté entre des personnes vivant des conditions de marginalité sociale. Dans ces espaces particuliers, à condition qu’ils ne soient pas des lieux de relégation ou de stigmatisation, le vivre ensemble prend corps, devient consistant et concret. Les établissements sociaux et médico-sociaux démontrent, en actes, qu’une société biodiverse (nous devrions dire socio-diverse) est possible, que le vivre ensemble repose sur l’hybridation des collectifs (Halpern, 2019).

Cette hybridation des collectifs va de pair, me semble-t-il, avec la diversification des ressources des associations. Mais soyons prudents ! La recherche de financements diversifiés n’a pas pour finalité de boucher les « trous dans la raquette » des budgets de l’État. Ce serait là un retour vers la philanthropie. Non ! Le but est de mobiliser la société, les citoyennes et les citoyens, le secteur économique dans l’œuvre solidaire des associations. Il s’agit d’engager, aux côtés des associations, la responsabilité de tous à assurer la cohésion sociale en leur apportant des ressources plurielles.

Ce point interroge frontalement les associations quant à leur fonctionnement démocratique interne. Elles sont mises au défi de la cohérence. C’est-à-dire, présenter des modalités de fonctionnement qui démontrent leur capacité à embarquer toutes leurs parties prenantes dans leur projet. Le projet associatif, dans ces conditions, ne peut être en surplomb des pratiques, parfois en extériorité à celles-ci. Il ne peut être transcendant parce que la démocratie convoque tous les citoyens. C’est de leur capacité à délibérer collectivement que naît le projet commun. Et ce projet ne peut-être commun aux seuls administrateurs, ni confisqué par les professionnels. Le projet se joue dans la triangulation entre les citoyens liés par le contrat d’association, les professionnels liés par le contrat de travail et les usagers liés par le contrat social. C’est cette triangulation qui fait contrat politique tel nous l’héritons du siècle des lumières.

Organisations du care, les associations de solidarité sont donc aussi des institutions politiques au sens des juristes médiévaux qui parlaient des institutions comme des lieux de « la loi du vivre » (Legendre, 1998). Cette troisième dimension des associations de solidarité éclaire particulièrement toute réflexion sur leur évolution et, surtout, sur ce que nous pouvons en conclure quant à leur modèle socio-économique.

  1. Qu’en conclure quant au modèle socio-économique des associations ?

L’association se situe à ce point de rencontre singulier des formes d’entreprenariat, des modalités d’accompagnement clinique de sujets et de stratégies politiques démocratiques.

L’avenir du modèle associatif dans le domaine des solidarités ne réside pas dans le fait exclusif de s’affirmer comme des entreprises. Les associations de solidarité sont des entreprises mais elles comportent des singularités irréductibles liée aux dimensions cliniques et politiques.

Cet avenir ne réside pas non plus dans la seule revendication d’une fonction clinique, c’est-à-dire de l’art de prendre soin, de se tenir au chevet des personnes les plus fragiles de notre société. Les associations de solidarité sont des organisations du care – et même du care2 – mais cette fonction, pour porter ses fruits, doit être reliée aux dimensions techniques et politiques.

Enfin, l’avenir des associations de solidarité ne peut se réduire à une simple dimension militante qui porte la voix des sans voix dans l’espace publique et l’arène politique. La fonction tribunitienne des associations de solidarité ne serait qu’une vaine revendication si elle n’était pas appuyée à la fois sur leur capacité à être de solides entreprises et sur leur expertise à prendre en compte des personnes vulnérables.

Le modèle socio-économique des associations de solidarité résidera dans sa capacité à associer ces trois dimensions. C’est ce qu’affirme Caroline Germain[2] : « Un modèle socio-économique constitue la structuration des moyens au service du projet associatif. Cette définition permet de poser deux postulats clés : le premier est qu’un modèle socio-économique est un outil au service d’un projet associatif (…). Le deuxième (…) est que, pour comprendre son modèle socio-économique, cela nécessite d’aller poser un regard sur ses trois piliers : ses richesses humaines, ses logiques de financement et de coûts et ses interactions ou partenariats avec l’écosystème. » (2021, p.109-110)

  • Défendre l’économie substantiviste

Un premier élément doit donc être affirmé : le modèle économique des associations de solidarité ne peut trouver son compte – au sens comptable – dans la seule économie monétaire, trop réductrice et ne permettant pas de rendre visibles tous les échanges qui s’y jouent.

Si l’analyse se limite à l’économie marchande (monétaire), on cantonne les associations à une fonction supplétive entre le marché et l’État. À l’inverse, une analyse fondée sur l’économie non-monétaire réciprocitaire (bénévolat, troc…) introduit les fonctions socio-politiques qui participent d’une économie plurielle.

Les travaux de l’économie substantiviste de Karl Polanyi permettent d’échapper à la dichotomie entre État et marché. Cela permet d’articuler autrement ce que Polanyi nomme les trois principes de comportement économique : le marché, la redistribution et la réciprocité (Polanyi, 2009). Il semble que c’est sur ce point de la réciprocité que peuvent se valoriser les pratiques associatives (bénévoles, participation des usagers, co-production, mutualisation, coopération…). « L’analyse socio-économique des associations s’intéresse de la sorte à l’origine des ressources, à leur mode d’échange, au type de relation entre les acteurs et aux motivations d’attribution des ressources. » (Duverger, 2021 p.38).

Cela nous permet d’identifier la place originale que jouent les associations de solidarité dans le jeu économique, entendu au sens que lui donne Polanyi. Au cœur de l’action sociale, elles représentent un espace de médiation entre trois ordres : le marché, l’État, et la sphère domestique (Lafore, 2025).

Ici, il faut préciser que l’hybridation des ressources des associations de solidarité ne peut en aucun cas avoir pour effet de dédouaner l’État de sa responsabilité à assurer le financement de l’action sociale. Un rôle politique majeur des associations consiste à ne pas laisser l’État se défausser du rôle qu’il doit jouer dans la solidarité nationale.

  • Pour un modèle socio-économique durable

Mais il ne suffit pas d’affirmer l’originalité du modèle socio-économique des associations de solidarité, encore faut-il que ce modèle soit viable et, surtout, durable.

Or, dans le contexte où l’idéologie néo-libérale domine l’économie « main-stream » (Dardot & Laval, 2010) et où l’État s’est converti au « Nouveau Management Public » (Peters, 2019) comment dessiner un avenir aux associations de solidarité. Avenir pour le moins, incertain avec un État impécunieux… Le changement de paradigme auquel nous assistons est considérable. Dans l’ancien modèle, l’État accompagnait les structures qu’il finançait plus ou moins largement. Aujourd’hui, il accompagne les publics par des dispositifs composites qu’il finance chichement. Les conséquences sont importantes :

Si on accepte de se laisser réduire à une approche économique exclusivement monétaire, les associations ne sont plus que des fournisseurs de prestations de services et ne sont tolérées dans le jeu du marché que pour combler l’absence d’offre marchande ou l’insuffisance de réponse publique.

En revanche, si on adopte une approche qui intègre toutes les ressources non-monétaires qui sont le propre des associations de solidarité (échanges réciproques, contributions bénévoles, dons et contre-dons, mobilisation des bénéficiaires, co-construction des actions, redistribution des compétences, etc.), alors le regard s’ouvre sur les particularités du secteur et les contributions essentielles qu’il apporte à l’économie sociale et au développement des territoires.

La richesse apportée par les associations de solidarité repose sur l’engagement. Elles mobilisent des citoyennes et des citoyens autour d’un projet (bénévoles, jeunes en service civique ou en alternance, mécénat de compétence, etc.). Elles mobilisent également des compétences (expertises professionnelles et expertises usagères). Mais surtout, elles reposent sur les deux fondements incontournables que sont la responsabilité et la volonté.

Mais, me direz-vous, responsabilité et volonté ne sont pas des concepts économiques. Étymologiquement, l’économie vient du grec et signifie la loi ou l’administration de la maison, la manière de diriger un foyer. Prendre ses responsabilités dans la maison commune qu’est notre société est un critère éminemment économique. Porter, à plusieurs sous forme d’un contrat d’association, la volonté de rendre cette maison habitable pour tous est également un concept éminemment économique. Les associations de solidarité soutiennent cette capacité à faire alliance dans un monde incertain et, ainsi, de créer de la richesse grâce à son écosystème. Ici, nous levons le voile, sans pouvoir approfondir, sur le fait que l’évolution des modèles socio-économiques des associations de solidarité est indissociable des enjeux de transition environnementale.

  • Pour une re-politisation des modèles économiques

Pour aller plus loin, en se référant aux travaux de Pierre Muller (2015), on peut affirmer que les associations de solidarité se situent transversalement aux quatre régimes de réflexivité des sociétés qui agissent sur les cycles de l’action publique :

  • Un régime marchand (production et répartition des richesses) ;
  • Un régime de globalisation (état du monde et des relations internationales) ;
  • Un régime de citoyenneté (rapport entre les individus et l’espace civique) ;
  • Un régime d’action publique (rôle de l’État dans la société).

Elles ne peuvent se réduire exclusivement à un seul de ces régimes. Au contraire, elles ne cessent de les combiner entre eux, c’est ce qui permet que les questions sociales soient constamment envisagées comme des questions politiques.

Politiques, les questions sociales le sont parce qu’elles relèvent de l’intérêt général par glissement des fonctions étatiques vers le secteur privé. Le risque, c’est de laisser réduire les questions d’intérêt général aux réponses techniques de la bureaucratie. Le risque, c’est que les associations de solidarité se laissent enfermer dans des modèles socio-économiques purement techniques, c’est-à-dire qui font l’impasse sur leurs dimensions clinique et politique.

Politiques, les questions sociales le sont également parce qu’elles interrogent les conceptions de l’utilité sociale des actions. Le risque, c’est de laisser réduire les questions d’utilité sociale à une normalisation des pratiques et des organisations. L’utilité sociale appelle la pluralité des réponses. Le risque, c’est que les associations de solidarité se fassent stériliser dans des modèles socio-économiques standardisés, c’est-à-dire qui abandonnent toute perspective de contribuer à la transformation sociale.

C’est par leur manière de penser l’évolution de leurs modèles socio-économiques que les associations de solidarité maintiendront la dimension politique des questions sociales. Redisons-le en citant Charles-Benoît Heidsieck[3] : « Un modèle socio-économique d’intérêt général, c’est un modèle qui est au service de l’action et de l’engagement. Il repose sur trois leviers : les richesses humaines, les ressources financières et les alliances. » (2021, p.121).

Reprenons ces trois piliers :

  • Le modèle socio-économique des associations de solidarité considère ses acteurs comme des partenaires, co-contributeurs de la richesse produite qui ne se résume pas à un compte de résultat, à un organigramme ou à un tableau des effectifs. En ce sens, il représente un élargissement des moyens disponibles pour agir.
    • L’enjeu sera d’intégrer les usagers et leur expertise d’usage dans la capitalisation des richesses humaines.
  • Le modèle socio-économique des associations de solidarité considère l’ensemble des ressources dont elles disposent et qui ne sont pas que d’ordre monétaire. En ce sens, il représente un enrichissement de l’approche économique étriquée du marché.
    • L’enjeu sera peut-être d’inventer des nouvelles formes de reddition des comptes, de nouveaux critères bilanciels.
  • Le modèle socio-économique des associations de solidarité considère qu’il n’a de sens que par les interactions qui le relient à son territoire d’implantation, aux autres organisations de solidarité avec lesquelles il interfère, à la manière dont il noue des alliances avec les habitants et les personnes concernées par l’action de l’association.
    • L’enjeu sera de coconstruire une charte de bonne conduite qui tourne délibérément le dos aux logiques concurrentielles.

En fait, l’avenir du modèle socio-économique des associations de solidarité suppose de relever les six défis identifiés par le collectif des associations citoyennes (Coler et al., 2021) : 1°) Réinventer un imaginaire associatif ; 2°) exiger la cohérence entre valeurs, principes et actions ; 3°) Déconstruire la rationalité économique pour penser autrement l’économie associative ; 4°) Refonder la relation entre associations et action publique (passer de la défiance à la confiance) ; 5°) Améliorer l’inter-coopération au sein de l’économie Sociale et Solidaire ; 6°) Engager une lutte politique et idéologique pour s’inscrire dans les rapports de forces en présence.

C’est-à-dire… résister !

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Bibliographie

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[1] Organisation Sans But Lucratif

[2] Déléguée générale de l’Association de Développement de l’Accompagnement à la Stratégie et à l’Innovation des projets d’intérêt général (ADASI).

[3] Président fondateur du RAMEAU (laboratoire de recherche empirique).

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Repolitiser l'action sociale

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