Introduction : Une crise systémique
La protection de l’enfance, en France, connaît une crise majeure déjà largement décrite par d’autres qu’il est inutile de commenter plus avant et qu’il serait vain de prétendre analyser de manière exhaustive.
Il s’agit bien d’une crise des valeurs : perte des références théoriques qui fondent l’action tout en lui donnant sens ; impuissance des institutions à bâtir des réponses ajustées aux situations en forte évolution tant qualitative que quantitatives…
Il s’agit aussi d’une crise sociale : remise en cause de la solidarité nationale et des engagements budgétaires qu’elle suppose ; approche strictement utilitariste et néolibérale qui se focalise exclusivement sur le résultat et le protocole…
Il s’agit également d’une crise institutionnelle : délitement des programmes institutionnels qui jette aux oubliettes le cadre des droits et de ce qui fait loi ; réduction de l’ambition institutionnelle à la dimension organisationnelle, comme si le bras pouvait se passer de tête (autrement dit comme si le « faire » n’avait pas besoin de « sens »).
Il s’agit enfin d’une crise organisationnelle : victoire de la rationalité instrumentale qui tente de nous faire croire qu’il suffit d’imposer des normes pour régler tous les problèmes ; prééminence des considérations financières imposant un retour sur investissement qui annule la force du projet.
Dans ce contexte, je ne prétends pas apporter de solution. Je propose modestement d’ouvrir quelques pistes des chantiers à engager :
– Repenser notre logiciel de protection de l’enfance
– Repenser ce qui fonde nos institutions de protection de l’enfance
– Repenser nos organisations
– Et repenser nos rapports éducatifs.
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1. Repenser notre logiciel de protection de l’enfance
Un logiciel, c’est un « Ensemble des programmes, procédés et règles, et éventuellement de la documentation, relatifs au fonctionnement d’un ensemble de traitement de données » (J. O., Vocabulaire de l’informatique, 17 janv. 1982).
1.1. Comment associer protection et émancipation ?
Garantir la protection des mineurs en danger, et en même temps, assurer la promotion de leurs potentialités. Nous ne savons pas comment traiter ces injonctions contradictoires, voire paradoxales, documentées par la techno-sphère administrative.
Si éduquer c’est conduire « hors de », quitter le monde de l’infans – le non-parlant – pour lui permettre d’accéder à celui de la parole, l’éducation est une prise de risque car elle libère le pouvoir d’agir des sujets. Contradictoirement, protéger c’est « Faire que quelqu’un ou quelque chose soit mis à l’abri d’un danger, d’une agression, d’un risque quelconque. »
Le changement de logiciel pour gérer ce biais cognitif consiste à remplacer le « ou » par le « et ». C’est-à-dire ne pas opposer protection et promotion mais mettre en jeu la tension qui résulte de ces deux orientations. Cela suppose une position de négociation permanente entre l’une et l’autre, aucune ne pouvant constituer un objectif totalement atteignable. Cela suppose d’accepter que tout est compromis, que rien n’est absolu. Car l’absolu du principe de protection représente une visée totalitaire. L’individu est soumis, malgré lui à des injonctions qui aliènent son autonomie de sujet.
Articuler promotion et protection suppose d’accepter qu’en matière humaine une marge de manœuvre doit toujours subsister. Tant pis pour l’idéal !
La structure associative issue de la loi de 1901 n’appartient à personne en propre, elle est un projet en évolution constante, jamais fixé par une volonté individuelle mais toujours négocié par un collectif. En ce sens, l’association garantit un espace ouvert qui permet (ou devrait permettre) d’ajuster l’idéal au réel.
1.2. Comment associer l’entourage de l’enfant ?
Nos programmes institutionnels se révèlent bien pauvres dans leur capacité à prendre réellement en compte l’entourage de l’enfant, depuis ses parents, sa fratrie, jusqu’à ses réseaux affectifs et de socialisation. Là, c’est le « fonctionnement d’ensemble des données » qui semble défaillant. Les établissements et services sociaux peinent à approcher la réalité systémique dans laquelle est inscrit l’enfant. Il s’agit notamment de la réalité systémique des causes des dysfonctionnements générant la situation de danger. Il nous faudrait revenir à ce vieux rapport « Naves-Cathala » de juin 2000 qui déclarait : « la précarisation des familles liée à des instabilités professionnelle, de logement, affective, qui se traduit par une suroccupation des logements et une fragilité du réseau relationnel et de solidarité… emporte, on ne peut l’ignorer, des conséquences sur la qualité des relations parents-enfants qu’il est difficile d’apprécier précisément. » Il semble que rien n’a changé depuis puisque le rapport du 1er avril 2025 de la commission d’enquête parlementaire sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, présidée par Madame Laure Miller et dont la rapporteuse était Isabelle SANTIAGO déclare à propos du lien entre précarité et mise en danger de l’enfant « éminemment complexe et sensible » que « ces liens demeurent aujourd’hui peu explicités en France et les données manquent pour étayer l’analyse des relations entre contexte social et économique et risques de danger pour l’enfant. »
Cette carence d’analyse systémique des contextes appauvrit considérablement le logiciel de traitement des situations de danger que connaissent les mineurs.
L’association de protection de l’enfance est d’abord un contrat entre citoyens mobilisés pour une cause commune. Cette constitution en fait une organisation immergée dans la vie de la société, ne serait-ce que par ses membres mais aussi par son projet qui dépasse la mission qui lui est déléguée. Elle représente un espace où peuvent s’associer toutes les dimensions des systèmes dans lesquels elle est inscrite.
1.3. Comment associer les acteurs de l’enfance ?
De plus, de trop nombreux rapports, depuis presque 50 ans , dénoncent l’incapacité des acteurs de la protection de l’enfance à coopérer, chacun ayant tendance à rester cloisonné dans des logiques de silos. Un logiciel, par définition, repose sur un algorithme qui permet de combiner les données, de les traiter pour en extraire une résolution au problème posé. En ce qui concerne les liens inter-institutionnels, c’est l’algorithme qui permettrait de faire réseau entre les partenaires qui est défaillant.
Coopérer, c’est laisser en soi l’espace qui permet à l’autre de prendre place dans un projet commun. C’est donc reconnaître ses limites, ses manques, qui supposent d’avoir recours aux complémentarités des autres acteurs. La coopération ne peut donc se développer sans reconnaissance réciproque et sans acceptation des logiques différentes des partenaires.
S’associer dans l’intérêt supérieur de l’enfant suppose donc d’inventer un autre logiciel d’action, basé non pas sur ce qu’on sait faire mais sur ce que l’on ne peut pas faire seul.
À l’inverse du risque d’un « État-Léviathan », c’est-à-dire qui prétend pouvoir tout gérer, l’association de protection de l’enfance est une organisation par définition incomplète. Elle a besoin de citoyens qui s’y engagent, elle a besoin de la solidarité nationale pour financer ses actions, elle a besoin de partenaires pour compléter son œuvre, elle a besoin de ses bénéficiaires pour ajuster son projet. Ce sont ces incomplétudes qui font la qualité et la spécificité de l’association.
2. Repenser ce qui fonde nos institutions
« Construction et organisation du pouvoir pour le constituer en « autorité », telle pourrait être la définition même de l’institution. »
2.1. Comment faire institution sous contrainte ?
Par définition, l’institution est une contrainte qui s’exerce sur les individus. Elle est elle-même prise dans un jeu de contraintes résultant du fait que la société se construit par interactions entre les institutions qui la fabriquent (famille, école, culture, entreprise, État, etc.).
La difficulté aujourd’hui réside dans la confrontation de deux tendances : d’une part la revendication d’une autonomie individuelle ; d’autre part le renforcement de normes de plus en plus fortes. Cela mène à un paradoxe : l’individu libéré cherche à s’affranchir de toute forme instituée mais, pour ce faire, il a besoin d’institutions – de cadres de droits – qui garantissent sa liberté.
Les établissements et services de la protection de l’enfance sont particulièrement concernés par ces tendances contradictoires. Pour eux, faire institution dans ce jeu de contraintes suppose de repenser l’institution à la fois comme le « lieu de la loi du vivre » (comme disaient les juristes médiévaux) – lieu de protection – et comme un espace démocratique de débat – espace de promotion.
L’association de protection de l’enfance n’est pas l’exécutante des missions départementales de l’ASE. Elle est le résultat de la volonté collective de femmes et d’hommes de lutter contre la maltraitance des enfants. Autrement dit, son ADN lui ouvre un espace de liberté qui ne permet pas – ou ne devrait pas permettre – d’inféoder son projet sous quelque forme que ce soit.
2.2. Comment faire institution démocratique ?
La désinstitutionnalisation qui a défrayé la chronique dans le secteur social et médico-social peut s’interpréter, non comme la fin de toute organisation mais comme la volonté de mettre un terme à des modèles imposés en surplomb des libertés individuelles.
C’est un défi majeur qui ne me semble pas pris en compte aujourd’hui et qui peut expliquer en partie la crise que connaît la protection de l’enfance.
– La logique institutionnelle des établissements et services ont-ils laissé suffisamment de place à l’enfant comme sujet de droit ? Il s’agit ici de dépasser les dispositifs instrumentaux du droit pour libérer la force créatrice de la reconnaissance de l’enfant comme personne.
– Le principe même de protection de l’enfant dont les parents ne garantissent pas les bonnes conditions de son éducation n’a-t-il pas eu pour effet de mettre ces familles à l’écart, voire en dehors, du fonctionnement de l’organisation ?
– L’institutionnalisation de la protection de l’enfance, comme traitement spécifique d’une catégorie sociale générant une stigmatisation, n’a-t-elle pas généré un « régime d’exception » contraire au principe démocratique d’une société inclusive ?
L’enjeu serait donc d’œuvrer à une redéfinition des principes institutionnels qui fondent la protection des enfants dans notre société et d’en déduire les formes organisationnelles que cela doit prendre dans le fonctionnement des établissements et services.
L’association de protection de l’enfance est, par excellence, un espace de délibération collective sur le vivre ensemble. Ses organes (assemblée générale, conseil d’administration, bureau, mais aussi les lieux qu’elle ouvre sur des questions pratiques, éthiques ou programmatiques) sont – ou devraient être – des agoras où se construisent des » communs ».
3. Repenser nos organisations
Avec Patrick Gilbert et Nathalie Raulet-Croset nous pouvons dire que « l’organisation est un ensemble de ressources constituant un ordre social d’un type particulier. L’institution sera quant à elle définie comme un ensemble de lois, normes, conventions, et éléments culturels, qui constituent un cadre normatif s’imposant aux organisations. »
3.1. Comment s’affranchir des syndromes de « trous noirs » ?
Cette définition débute par la question des ressources. Comment sont gérées les ressources dans les organisations de la protection de l’enfance ? L’hypothèse que je formule ici est que l’organisation a une tendance naturelle à absorber les ressources disponibles à son bénéfice. C’est ce que j’appelle le syndrome du trou noir. Un trou noir en astrophysique c’est l’effondrement d’une étoile sur elle-même qui a pour effet de créer une densité telle qu’aucun rayonnement n’en sort et qu’elle attire toutes les matières qui l’environnent.
Les énergies de l’enfant, des professionnels, des parents sont absorbées par l’organisation au profit exclusif de l’objectif poursuivi : protéger l’enfant ce qui correspond à la mission qui leur est assignée par les pouvoirs publics. Au lieu de permettre à chaque acteur de développer son propre « rayonnement » (pour rester dans l’analogie astronomique), l’établissement ou le service les capte pour les traiter : projet pour l’enfant, projet personnalisé, diagnostic de la situation, plan d’action, orientation scolaire, etc. Autant d’énergies consommées par l’organisation en lieu et place des personnes concernées.
Rendre le pouvoir d’agir aux enfants, à leurs parents, aux familles et à l’entourage de l’enfant est un défi pour s’affranchir de l’hégémonie de l’organisation sur les personnes.
L’association de protection de l’enfance est une forme organisationnelle jamais totalement stabilisée, toujours possiblement remise en cause par les rapports de forces qui la traversent constamment. C’est là une opportunité qui ne laisse pas – ou ne devrait pas laisser – l’organisation se fossiliser et asservir ses membres.
3.2. Comment s’affranchir des hiérarchies de « valeurs » ?
Le deuxième point de la définition, ci-dessus, de l’organisation évoque l’ordre social. L’organisation reflète en son sein un ordre social, le reproduit, voire le renforce. C’est le cas avec la hiérarchie, les règles internes, la répartition des rôles, etc.
Les organisations de protection de l’enfance n’échappent pas à cette porosité interne aux valeurs véhiculées par la société, et donc aux hiérarchies sociales. C’est tout le problème que pose l’image sociale des parents dits « maltraitants » mais aussi l’exclusion des enfants « à problème ».
Repenser l’organisation suppose de travailler à la reconnaissance des personnes, quelles que soient leurs difficultés, de lutter contre toute tentation de stigmatisation, de relégation, de discrimination.
L’association de protection de l’enfance constitue un « laboratoire du vivre ensemble ». Elle est cet espace social original qui associe des partenaires qui, normalement, ne se rencontrent pas du fait des clivages habituels des rapports sociaux. Cette richesse est à exploiter – ou devrait être exploitée – pour rendre visible la richesse qui s’y vit.
3.3. Comment concevoir une organisation de « l’aller-vers » ?
La logique de guichet – le fait d’attendre que l’usager vienne dans l’organisation exposer son problème – s’est progressivement imposée dans le travail social. Les organisations de protection de l’enfance n’y ont pas échappé. Ce phénomène a mis en recul toutes les initiatives de prévention des vulnérabilités liées à l’enfance – je pense ici particulièrement aux clubs et équipes de prévention spécialisée qui disparaissent les uns après les autres.
L’enjeu est aujourd’hui d’inverser la tendance, de quitter les murs des organisations pour aller à la rencontre des publics, là où ils vivent, là où se manifestent les difficultés. C’était le cœur de la philosophie et le sens du mouvement des « placements éducatifs à domicile » qui doivent d’urgence retrouver une faisabilité juridique.
Il s’agit d’aller vers l’enfant, y compris – et surtout – s’il est accueilli en structure d’hébergement. Ce n’est pas à lui de se mettre au format du lieu d’accueil, ou du service d’accompagnement en milieu naturel, c’est à l’organisation de s’ajuster à ce qu’il est, à ses besoins, à ses souhaits. La même règle devrait s’appliquer pour les parents. Nous savons que c’est en allant vers leurs désirs – y compris celui d’être de bons parents malgré leurs défaillances – que nous augmentons leurs chances d’ajuster leurs pratiques éducatives.
L’association de protection de l’enfance est par essence une organisation de « l’aller-vers » parce que son rôle ne peut être réduit à ses missions selon une logique descendante (de l’État vers les familles en difficulté). Sa genèse démocratique en fait la chambre d’écho des paroles de ses membres, des personnes accueillies et accompagnées. En jouant pleinement son rôle d’aller à la rencontre des publics vulnérables, elle agit selon une logique ascendante (faire remonter les besoins).
4. Repenser nos rapports éducatifs ou « comment faire alliance ? »
Nous venons de souligner un certain nombre de défis à relever et pour lesquels les associations apparaissent être des organisations particulièrement adaptées. Pour conclure, je voudrais revenir sur le contrat associatif qui est au cœur du projet des associations de protection de l’enfance. Mais je propose ici de formuler autrement cette idée de contrat. Pour parler comme les juristes, le contrat, pour être valide, doit être « synallagmatique », c’est-à-dire comporter une obligation réciproque entre les parties. Une alliance doit donc précéder le contrat. Pour le dire autrement, le contrat est la résultante pragmatique d’une alliance qui associe préalablement les parties prenantes autour d’un but commun.
Ce concept d’alliance est sans doute le socle de la légitimité associative. C’est du moins l’hypothèse que je pose devant vous. Et je pense que la capacité à faire alliance en protection de l’enfance peut contribuer à relever les défis dont nous venons de parler.
L’équilibre entre protection de l’enfance et promotion de leur capacité à agir (Cf.1.1) ne repose pas sur l’idée d’un juste milieu à trouver, une sorte de moyenne arithmétique. Il repose sur la capacité à faire alliance avec et autour de l’enfant pour ouvrir des marges de manœuvre. L’alliance, sous cet angle, c’est la capacité à prendre des risques ensemble.
La capacité à prendre en compte l’entourage de l’enfant dans une approche systémique (Cf.1.2) repose sur la capacité à construire des alliances avec toutes les personnes qui comptent dans la vie du jeune selon une dynamique du « faire ensemble » (Cf.1.3). L’alliance, sous cet angle, c’est faire communauté dans un but unique qui est l’intérêt supérieur de l’enfant.
Faire institution sous contrainte (Cf.2.1) n’est pas une gageure mais l’opportunité de créer les conditions pour construire des alliances : entre les professionnels et l’enfant, entre l’enfant et ses parents, entre les salariés et les employeurs, entre les administrateurs et les autres parties-prenantes, entre l’association et les autorités de contrôle. L’alliance, sous cet angle, c’est l’art de faire ensemble avec nos différences.
L’enjeu démocratique qui se pose aux institutions (Cf.2.2) convoque tous les aspects du lien social (rapports de forces, pouvoir, reconnaissance…). L’alliance se niche au cœur de la démocratie comme moyen de protection contre la toute-puissance des institutions. L’alliance, sous cet angle, est le fondement des droits humains.
Une gestion durable des ressources et leur non-confiscation (Cf.3.1) est une condition du pouvoir d’agir des personnes. L’alliance, sous cet angle, est une mutualisation intelligente des compétences disponibles.
Lutter contre la hiérarchie discriminante des valeurs sociales est un enjeu essentiel de la réhabilitation des publics vulnérables. L’alliance, sous cet angle, est le levier d’action qui permet de dépasser les distinctions sociales.
Quitter les logiques de guichet pour aller-vers les personnes accompagnées représente peut-être une révolution copernicienne pour les organisations de la protection de l’enfance. Ce mouvement aboli les distances pour mettre en proximité intervenants et bénéficiaires. Sous cet angle, l’alliance est précisément l’opportunité de créer les positionnements d’acteurs dont a besoin la protection de l’enfance pour l’avenir.

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