Usagers et professionnels un conflit fécond à gérer

par | Jan 6, 2002 | Droit des usagers | 0 commentaires

Une conception moderniste de l’action sociale et médico-sociale assimile les rapports entre professionnels et usagers à une relation entre prestataires de service et utilisateurs. Cette évolution des représentations transforme les fondements de l’intervention sociale, conçue comme un espace particulier entre l’Etat et ses administrés, espace symbolisant la prise en compte des dysfonctionnements sociaux et psychiques. La personne bénéficiaire de l’action sociale ou médico-sociale n’est plus «prise en compte» dans le cadre du contrat social mais devient «évaluatrice» du service ou de l’établissement.

La relation basée sur ce schéma, risque ainsi de se réduire à la satisfaction du client, selon une logique consumériste. Un rapport consensuel illusoire entre professionnels et usagers serait garant de la qualité des interventions.

La mission, traditionnellement dévolue à l’Etat, d’assurer l’intégration sociale de tous et l’unité des membres de la société passe en arrière plan des préoccupations.

Les références qui prévalent dans la relation professionnels/usagers sont modifiées par une évolution incontournable de l’intervention sociale.

De manière quasi naturelle, l’action sociale se transforme avec la société où elle s’inscrit. Que produiront les mutations qui se dessinent ? L’action sociale s’articulera autour de trois pôles :

  • les objectifs fixés par les politiques publiques ;
  • les capacités des professionnels à faire valoir l’intérêt des usagers ;
  • les moyens dont se doteront les usagers eux-mêmes.

La responsabilité des acteurs sociaux pèse lourd dans l’organisation à venir du travail social au sens large. Faire valoir des pratiques dans leur dimension politique, être capable d’intégrer les usagers dans des espaces de négociation, favoriser, voire aider à la création, d’instances de représentation pour ces mêmes usagers, sont autant de défis qu’il convient de relever avec la plus grande célérité.

Pour ce faire, les missions confiées aux établissements et services doivent prendre en compte la nécessaire participation des usagers à leur fonctionnement.

Cette forme de participation ne peut se vivre sur le mode de la collusion. En effet, seule la conflictualisation du rapport professionnel/usager permettra de laisser émerger un remaniement des relations et des enjeux, à partir de quelques notions apparaissant comme centrales:


  • La garantie des places et des rôles dans nos organisations ;
  • La définition de quelques principes prévalant à la vie commune ;
  • L’exercice de la fonction d’autorité ;
  • La gestion de rapports collectifs au sein des institutions.

La perspective ouverte par cette réflexion, présente des pistes de travail concrètes pour les organisations autour de ces thèmes porteurs qui deviennent également des garanties en matière de droit des usagers. L’évolution de la conception des rapports entre professionnels et usagers dessine de nouveaux espaces démocratiques dont les acteurs sociaux doivent s’emparer. Faute de saisir ces opportunités, les équilibres entre offre et demande, satisfaction et coût, établiront, à contre-courant des cultures professionnelles, les futures références de qualité des interventions.

Garantir les places et les rôles

Dans la conception même de la démocratie, l’individu est considéré comme un être unique et responsable, capable, par son existence dans la communauté, de prendre place et parole, pour ce qui fait la vie commune. Cette conception de l’organisation sociale, refuse l’amalgame ou la collectivisation des avis. La loi LE CHAPELIER, en 1793, venait conforter cette philosophie politique en interdisant le droit d’association. Une des fonctions de la démocratie est de protéger du risque de la fusion. Dans un régime dictatorial, le principe guidant les rapports humains s’appuie plutôt sur la loi de la jungle, la force devient l’élément de référence des rapports entre les personnes. Dans cette configuration, il n’y a plus d’espace privé. La sphère de l’intime n’est pas protégée, elle est même une menace pour l’ordre établi. Par une assimilation quelque peu osée sur les politiques menées dans les établissements d’action sociale, micro sociétés s’il en est, une réflexion pourrait être engagée sur la philosophie sous jacente à certaines pratiques et aux rapports entre professionnels et usagers.

Il est significatif d’observer que la démocratie est quasiment née avec «l’invention» de l’individu. C’est parce qu’un espace inaliénable, propre à chacun, s’est construit dans les rapports sociaux qu’il a fallu inventer des modes de régulation du collectif. Dans cette évolution, la personne s’extrait de l’indifférenciation initiale de la tribu pour prendre son autonomie. La construction démocratique, dans sa prise en compte de la personne, évite la confusion dans les relations sociales. Elle vise en effet à séparer, à distinguer, à spécialiser des fonctions sociales, mais aussi à respecter les cultures individuelles, pour mieux garantir la liberté de chacun au bénéfice de tous les membres du groupe.

Cette organisation politique implique le partage des rôles. C’est la seconde caractéristique de l’évolution des sociétés vers la démocratie : les fonctions sociales sont distinguées. Avec l’apparition, suite à la sédentarisation, de spécialisations dans la production (commerce, artisanat, agriculture), les tâches politiques se sont également dissociées autour d’un repérage des fonctions de pouvoir. Cette tendance trouve son apogée avec la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen qui déclare : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de constitution. »

Ce repère est essentiel pour les établissements et services d’action sociale : Plus les rôles sont clairement identifiés, plus les droits fondamentaux sont respectés. Cette clarification des places et des rôles suppose que la légitimité de chaque partenaire soit reconnue et garantie par des instances de gestion du conflit inévitable qui naît de toute distinction.

Il ne suffit pas d’énoncer la différence entre professionnels et usagers, pour que des changements s’opèrent. La distinction, si elle n’est pas régulée, peut être un instrument de domination. La définition des places de chacun implique un nécessaire repérage des espaces à occuper, des prérogatives des uns et des autres, des rôles à assumer. Cette démarche est souvent conflictuelle tant à l’intérieur du groupe de professionnels qu’entre professionnels et usagers. Mais elle est, en soi, porteuse de regards différents, de relations qui se rejouent à travers des valeurs réaffirmées, de réassurance réciproque.

Dans l’utilisation qui est faite du droit des usagers, peut être perçue la tentative de disqualifier les professionnels, ou tout au moins de les instrumentaliser par une inversion des rapports de pouvoir. Comme si donner une place à l’usager supposait de réduire celle des professionnels. Dans la construction démocratique, l’espace de liberté commun ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure qu’il est partagé.

Garantir les places et les rôles dans les institutions, c’est remplacer la spirale de la disqualification par une dynamique dans laquelle chacun se retrouve gagnant. L’expertise reconnue des professionnels vient à la rencontre des ressources affirmées des usagers. Ce qui permet de dire, versus négatif, que les carences identifiées des usagers renvoient également aux limites de compétences des intervenants. Il n’est donc pas question de taire les difficultés mais de repenser les rapports en dehors des enjeux de pouvoir et des tentations de toute puissance.

Des espaces de débat doivent être instaurés au sein desquels va s’élaborer la reconnaissance réciproque. Ce sont des instances qui permettent de confronter les logiques en présence, d’expliquer les attitudes des acteurs, de rendre lisible les actions et ceux qui les mènent. Nous disposons, dans notre droit positif, d’outils précieux qui peuvent nous permettre de travailler ces perspectives de gestion des établissements et services : le conseil d’administration, le comité d’entreprise, le conseil de la vie sociale.

Repérer des principes de vie commune

La mission d’éducation, de rééducation, de soin, d’aide, a une fonction «institutionnalisante» ; elle permet l’intégration ou la réintégration dans une communauté de vie. Les moyens financiers mis à disposition de ces missions par l’Etat, signe le rôle confié aux établissements sociaux et médico-sociaux de prendre en charge la population dont elle s’occupe. C’est bien la société qui décide de ces interventions. C’est l’organisation sociale qui met en œuvre l’intégration des personnes les plus en difficulté. Ces interventions ou organisations font partie des devoirs dévolus à l’Etat pour maintenir la cohésion de la communauté. Les règles sociales sont structurantes de l’ordre interne à toute communauté de vie. Elles structurent l’environnement social comme la personnalité de chaque sujet. Les rapports sociaux déterminent les rapports internes, le projet politique définit la place des différentes institutions dans la société.

L’érosion de valeurs sociétales fortes et des grandes institutions qui les symbolisent (religion, armée, éducation nationale, sciences…) affaiblissent la légitimité des agents qui les représentent. Ces bouleversements risquent de faire perdre aux professionnels de l’action sociale les marques sur lesquelles ils avaient construit leur exercice professionnel. Il convient donc de retrouver des repères dans les relations permettant d’associer la finalité des actions aux pratiques mises en œuvre.

Pour s’organiser, le collectif nécessite des règles. L’interdit vient structurer l’espace laissé vacant entre les sujets par la séparation de l’individu et du groupe. Là non plus, la loi du plus fort ne peut prévaloir. La règle suppose donc un minimum d’accord entre tous pour donner des perspectives à la vie commune. Le législateur, en adoptant la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale, a placé l’obligation faite aux établissements et services de se doter d’un projet et d’un règlement de fonctionnement dans la section du texte relative aux droits des usagers. Ce n’est sans doute pas un hasard. En effet, ces deux outils sont de véritables garanties pour le droit des personnes.

Le projet d’établissement ou de service caractérise le lien qui se crée entre une équipe professionnelle et une personne –prise en charge ou accompagnée- en définissant des objectifs. Il structure les rapports internes, rend nécessaire la remise en question régulière des pratiques et leur confrontation à l’interpellation. La démocratie nous a appris que le projet naît du débat entre les différents acteurs appartenant à la communauté, il n’est pas transmis de l’extérieur. C’est le groupe qui se donne ses propres raisons de vivre.

Les projets développés dans l’action sociale n’échappent pas à cette règle. Pour être pertinents en tant que véritables vecteurs pour la vie commune, ils doivent être, en eux-mêmes, des lieux de négociation. Toujours en chantier, ils apportent des points de repères. Clairement définis –notamment parce qu’ils sont écrits et publiés- ils se doivent d’être en évolution constante pour répondre aux besoins du présent et anticiper l’avenir.

Le projet n’est la propriété d’aucun acteur des établissements et services. Il concerne en premier chef les personnes auxquelles il est destiné. Le législateur ne s’y trompe pas en soumettant le projet d’établissement à l’avis du conseil de la vie sociale.

Celui-ci doit cependant être élaboré par l’équipe et non par le bénéficiaire. L’expertise des professionnels est nécessaire pour que le projet ne soit pas réduit à une simple opportunité de réponse clientéliste. Il doit par contre, être rendu public et discuté avec les personnes accueillies. La critique, l’interpellation, permettent l’échange, la confrontation des points de vue, et donc la mise en réflexion des pratiques.

Le règlement de fonctionnement doit définir les droits et les devoirs des usagers. C’est un puissant levier de régulation des rapports internes. Une vision scindée en « permis » et « défendu » du règlement ne peut répondre à l’exigence démocratique que nous développons ici. La règle fait avant tout référence à la volonté de vivre ensemble de manière harmonieuse. Cela renvoie aux valeurs qui animent le groupe et qui structurent les rapports interpersonnels.

Le règlement de fonctionnement devrait avant tout décliner les repères que la communauté se donne, à un moment de son existence, pour «vivre bien», assurer la sécurité de ses membres. Tout en respectant la différenciation des places, on ne voit pas pourquoi il y aurait un règlement spécifique aux usagers qui ne concernerait pas aussi les professionnels. En manière de respect, c’est la réciprocité qui prévaut.

Il ne suffit pas d’édicter des règles il faut aussi traiter des transgressions et des sanctions. Définir les règles, c’est définir la transgression qu’il convient de traiter. Il s’agit là aussi d’un réel souci démocratique : l’impunité c’est encore la loi de la jungle.

La façon de sanctionner peut être garante de plus de démocratie ou, à l’inverse, facteur de désordre. La sanction poursuit le même objectif que le projet : permettre à chacun de tenir sa place dans l’organisation sociale, être facteur d’intégration. Cette perspective permet de penser des sanctions qui soient de véritables démarches éducatives, en parfaite cohérence avec la mission même des institutions d’action sociale.

Assurer la fonction d’autorité :

La notion d’autorité, n’a plus d’efficacité. Cela génère des positions bloquées dans lesquelles le conflit constructif cède la place à la rivalité stérile. Le sujet se trouve là confronté à sa propre responsabilité (et les inculpations de ces dernières années confirment cette évolution), à l’injonction qui lui est faite de résoudre en tant qu’individu, les problèmes quotidiens qu’il rencontre. Il se retrouve donc face à lui-même, à ses carences d’être humain.

L’institution n’est plus instituée par la légitimité de ses valeurs fondatrices mais par une sorte de consensus entre les individus qui y évoluent. Dans ce système, l’autorité ne découle que de la cohérence du projet.

Les établissements d’action sociale sont traversés par la violence des rapports sociaux. Il s’y joue, dans un espace et un groupe restreints, les relations établies à l’extérieur, avec la différence non négligeable, d’une densification des conflits. Cette micro société ressent avec beaucoup d’acuité les dysfonctionnements sociaux. Elle peut aussi faire valoir ses expériences pour y répondre, et pour proposer de nouveaux rapports humains. La notion d’autorité est la clef de voûte de relations humaines apaisées, permettant de bâtir l’édifice démocratique.

Le projet comme outil de référence, au centre de l’organisation, débattu par tous, doit faire autorité dans l’institution. Les différents professionnels intervenants dans l’établissement ou le service, en sont les garants et s’appuient sur le schéma d’intervention qu’il définit pour asseoir leurs positions. Ils détiennent leur autorité par cette clarification des rôles et fonctions de chacun, par les méthodes expliquées et les objectifs recherchés.

L’usager n’intervient pas directement dans la fonction d’autorité. Dans un régime démocratique, l’Etat est porteur des décisions dont il a à rendre compte a posteriori. Il en est de même dans les établissements ou services. Les usagers possèdent un droit de regard sur le fonctionnement dans le cadre d’instances que les professionnels ont la responsabilité de faire réellement fonctionner. Faute de cela, s’instaurent des dérives « autoritaristes » dans lesquelles la loi du plus fort ou du plus malin devient légitime.

Le premier droit des usagers fréquentant les institutions d’action sociale est d’être accompagné et pris en compte dans un établissement ou un service capable d’énoncer ses références d’intervention et son organisation. La philosophie politique donnant la direction des rapports humains internes s’avère aussi importante que les choix théoriques énoncés. Le rôle et la fonction du directeur dans cette affirmation sont primordiaux pour l’ensemble de l’institution (tant auprès des professionnels et des usagers, que vis à vis des parents, association, pouvoirs de contrôle).

L’autorité peut faire violence dans le sens que le rappel de certaines règles fait obstacle à la toute puissance individuelle. La vie collective peut être vécue comme agressive à partir du moment où elle laisse à penser que la force s’impose à tous. L’autorité est une construction humaine pour garantir des rapports sociaux apaisés, pour éviter la violence des relations, pour canaliser des pulsions naturelles. Elle n’est pas acquise une fois pour toute mais se conforte au quotidien à travers les décisions prises, les rôles assumés. La fonction d’autorité n’affirme sa légitimité qu’à travers les effets de ses décisions. En garantissant l’ordre, dans lequel chacun sent sa place respectée, et accepte de voir ses pulsions bridées, l’autorité participe de la construction humaine. Pour accepter de perdre ces rêves de toute puissance, infantile ou animale, l’homme en devenir doit percevoir des bénéfices à ses efforts. Développement des facultés intellectuelles ou manuelles, participation à des activités ludiques ou sportives, rapports aux autres pacifiés, mise en commun dans le cadre d’instances de réflexion de propositions d’amélioration de la vie collective, sont autant de changements individuels positifs qui conforteront sa socialisation.

L’autorité référente dans ce cas de figure, n’est pas au service d’une personne ou d’une partie d’un groupe, elle est au service de tous, faisant équilibre entre les groupes en présence, permettant aux décisions prises de garantir la paix pour tous. Les mutations profondes que connaissent les rapports entre professionnels et usagers font vaciller sur leur base ces convictions simples. Le professionnel perd ses repères et se sent agressé par un usager revendiquant des droits nouveaux. La promotion du droit des usagers ne peut porter atteinte à l’autorité de compétence de l’intervenant. Cette compétence ne peut être relativisée.

La peur du conflit et la montée de l’individualisme ne sont pas étrangers au reflux de la notion de l’autorité. Le respect de l’adulte, quel qu’il soit, n’est plus posé comme un principe dans les sociétés modernes. Par contre la provocation de certains jeunes pourrait bien recouvrer un appel pour que chaque adulte s’affirme dans son rôle d’autorité. C’est pourquoi, dans les institutions qui accueillent les enfants, adolescents ou jeunes adultes, l’organisation se doit d’être particulièrement rigoureuse dans sa conception du respect à l’autorité. Le respect des fonctions hiérarchiques symboliques participe à cette garantie.

Collectiviser les rapports :

Dans les institutions sociales et médico-sociales l’évolution de l’individualisme est venue se confronter à l’individualisation des prises en charge, sur laquelle les pouvoirs publics ont été particulièrement attentifs et qui venait en opposition aux interventions collectives. Ces deux notions s’opposent et ne sont surtout pas à assimiler. Autant le terme d’individualisation permet de prendre en compte la particularité de chacun, ses difficultés et ses ressources propres, son histoire, sa culture, sa pathologie, et rend donc possible un projet adapté à sa personne, autant l’individualisme fait appel à un repli sur soi, à une non prise en compte des interactions de l’individu dans le groupe.

L’intervention sociale et médico-sociale vit une situation paradoxale dans laquelle l’ingérence dans l’intimité des personnes, du fait même de sa mission, vient en opposition au droit à la vie privée dû à chacun. La relation de confiance est donc centrale dans les liens qui s’établissent. Elle implique une clarté sans faille des systèmes d’organisation mis en place. Elle nécessite aussi que soient explicités les espaces de la sphère privée et du domaine public dans les établissements et services.

Les concepts même de l’intervention ont été pensés sur les bases du principe de confidentialité : influence du modèle hygiéniste de la relation médecin-patient, théories du case-work. La volonté de prendre en compte la personne dans son individualité, aussi justifié soit-elle, a créé une certaine confusion avec l’absence de transparence des modèles d’organisation.

Cette configuration de la relation rend difficile la perspective plus collective des rapports démocratiques. Les représentations qui circulent sont culturellement rétives à une collectivisation des liens.

Les réactions suscitées autour de la mise en place des conseils d’établissements prévus dans le cadre de l’ancienne loi relative aux institutions sociales et médico-sociales prouvent, si besoin était, la force de résistance aux changements de logiques relationnelles. La perspective d’associer collectivement les usagers et leurs familles au fonctionnement de l’établissement a fait peur. Beaucoup d’établissements se sont dédouanés de cette obligation. La réunion de plusieurs usagers est d’abord vécue comme une menace, comme si l’addition de personnes repérées avant tout par leurs problèmes ne pouvait que créer un problème encore plus insurmontable.

Les établissements qui se sont inscrits dans une démarche volontaire à partir des opportunités offertes par le conseil d’établissement ont fait l’expérience inverse. Les usagers, quand ils peuvent accéder à une parole collective, révèlent leurs capacités à émettre un avis pertinent sur le fonctionnement de l’établissement. Le collectif ouvre ici à une possible requalification au lieu de creuser le lit de la disqualification.

Dans la relation professionnels/usagers, la stigmatisation est plutôt du registre individuel alors qu’un processus collectif engagerait une démarche d’affirmation et de légitimation des compétences.

Toute la difficulté consiste à collectiviser des situations de souffrance souvent vécues dans l’isolement. Il ne s’agit pas de permettre à tous de partager la totalité des vécus, mais de s’appuyer sur l’expérience commune, pour se sentir en mesure d’affronter des situations pénibles, d’être force de proposition, en tant qu’usager, parent d’usager ou professionnel, pour en faire bénéficier la communauté. Le conseil de la vie sociale peut, dans ce sens, constituer un enjeu.

Accepter le risque d’une représentation collective des usagers suppose de quitter les illusions consensuelles. Il serait démagogique de soumettre toute action à l’accord de l’usager. Le rôle des travailleurs sociaux est parfois de contraindre, de frustrer, d’affronter. La collectivisation des rapports, au sein des institutions, est source de nouveaux conflits. Ce serait de l’angélisme de ne pas le percevoir.

Mais cette conflictualité, organisée par le procédé des représentations et des mandats, est un régulateur influent de la démocratie institutionnelle. C’est le moyen d’éviter de renvoyer les acteurs dos-à-dos dans la solitude de leurs difficultés (personnelles ou professionnelles), mais aussi de trouver de nouvelles légitimités pour chacun par la reconnaissance de la parole des uns et des autres. C’est enfin l’occasion de dynamiser les relations entre les personnes en développant des identités collectives.

Ce processus ne débouche pas sur des guerres de tranchées s’il est relié au projet et au partage des rôles et des places. Par exemple, il n’est pas question que le conseil de la vie sociale prenne la forme d’un conseil d’administration par une cession de pouvoir aux usagers (qui sont, avec les familles d’usagers, majoritaires dans cette instance). Le rôle des usagers n’est pas de prendre le pouvoir dans les institutions. Cela reviendrait à les enfermer définitivement dans le statut d’usager ou de consommateur, au détriment de toute perspective d’intégration citoyenne et, d’autre part, ruinerait la dimension politique de l’association gestionnaire. Cette dérive entraînerait la confusion des rôles, dans laquelle personne ne serait gagnant.

De la même façon, le conseil de la vie sociale ne peut s’enfermer dans des règlements de comptes ou des situations individuelles. Sa réflexion sur le fonctionnement de l’établissement ou du service se réfère au projet, à la mission, aux moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs. Laisser se réduire les débats au «petit bout de la lorgnette» revient à amputer la fonction de cette instance.

Repenser les rapports entre professionnels et usagers à l’intérieur de l’institution est une façon la socialiser ainsi que les membres qui la composent. Comme analysé plus haut, cela revient à réfléchir et à vivre, à échelle réduite, les rapports sociaux à l’œuvre dans la société. Au delà d’une expérience, il s’agit d’affirmer des conceptions des rapports humains avec l’ensemble des acteurs participant à la vie institutionnelle.

Pour un parent, accéder à une fonction de représentation dans un conseil de la vie sociale, c’est déjà dépasser l’aspect stigmatisant de sa situation et faire l’expérience que son statut de parent, l’autorise à participer au débat public, que sa parole peut agir sur le cadre institué.

Très concrètement, le processus de désignation des représentants favorise cette prise de conscience. Des parents peuvent à cette occasion faire, pour la première fois de leur vie, l’expérience d’une confrontation à l’engagement démocratique, notamment en votant pour élire leur représentant. Réaliser les effets de sa participation dans le cadre d’une petite structure peut modifier son rapport à la société de manière plus décisive que les campagnes médiatiques incitant à assumer son devoir de citoyen.

Compléter l’individualisation des accompagnements par une collectivisation des rapports modifie profondément les représentations en jeu entre professionnels et usagers. Contrairement aux idées reçues, c’est une reconnaissance réciproque et une validation de chacun qui s’enclenche.

Promouvoir la démocratie institutionnelle :

Garantir les places et les rôles, repérer des principes de vie commune, assurer la fonction d’autorité et collectiviser les rapports, sont quelques ingrédients de ce que nous appelons la démocratie institutionnelle.

Les perspectives ouvertes dans les lignes qui précèdent colorent l’organisation spécifique qu’est l’institution sociale ou médico-sociale. Les établissements et services souffrent d’une réelle carence d’identité. A l’image du travail social qui ne parvient pas à se constituer en discipline à part entière, les établissements n’arrivent pas à se définir de manière autonome.

Les institutions d’action sociale ont emprunté aux théories du management pour moderniser les pratiques de gestion du personnel. Ces théories, conçues pour le secteur marchand concurrentiel, ont vite révélé leurs limites dans la confrontation avec des cultures professionnelles spécifiques d’un secteur majoritairement associatif.

Les démarches qualité tentent de s’imposer sur la base de normalisations type ISO. Là encore, la copie de processus évaluatifs pensés sur des fondements de rentabilité risquent très rapidement de s’épuiser… et de faire perdre beaucoup de temps aux équipes !

Les ouvertures offertes par ce concept de démocratie institutionnelle peuvent sans doute permettre de refonder l’institution dans un rapport rénové avec les usagers et en harmonie avec les valeurs humanistes qui ont marqué sa fondation.

Il ne s’agit pas d’une conception lénifiante de la démocratie qui servirait à arrondir les angles et à élimer toute aspérité pour que les choses « se passent bien ». Il s’agit de gérer le conflit qui est au cœur de toute intervention sociale : conflit entre les normes et les conduites. Conflit qui se transmet dans le rapport entre usagers et professionnels. Conflit qui permet à chacun d’avoir un rôle actif dans la construction commune, et donc de se sentir partie prenante de l’élaboration du projet.

Loin de s’enfermer dans une démarche de mise en conformité des comportements, l’institution démocratique ouvre des espaces de débat qui réinterrogent la norme, les valeurs, la finalité du vivre ensemble. Questions toujours en mouvement qui interrogent les pratiques et garantissent les libertés individuelles.

L’institution démocratique est alimentée par la conflictualisation des rapports qui la structurent. Elle crée du lien, donne des objectifs, elle est inscrite dans l’espace public.

Les instances qui favorisent ces espaces de débat permettent de réguler les conflits, de les gérer, de leur donner du sens, de les convertir en énergie créatrice.

Roland JANVIER et Yves MATHO

Bibliographie

Arendt H., (19..), Qu’est-ce que la liberté ? La crise de la culture, Paris, Gallimard.

Janvier R., Matho Y., (2002), Mettre en œuvre le droit des usagers dans les établissements d’action sociale : contexte, pratiques, enjeux, Paris, Dunod, 240 p.

Janvier R., Matho Y., (2001), « Usagers et professionnels, la responsabilité d’un risque à partager », Plein cadre –Andési– N° avril 2001, 63-68

Janvier R., Matho Y., (2000), « D’une définition du public à l’affirmation d’une mission », Espace social –Cnaémo– N°13, 24-26

Janvier R., (1999), « Interdit, transgression, sanction : plaidoyer pour une pédagogie du risque », Journal du Droit des Jeunes, N° 183

Janvier R., (2000), « Le droit des usagers entre instrumentalisation et marchandisation », Journal du droit des jeunes, N° 199

Petitclerc JM., (2001), Les nouvelles délinquances des jeunes, violences urbaines et réponses éducatives, Paris, Dunod, 177 p.

Touraine A., (1994), Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard Livre de poche, 350 p.

Vogt C, Le Pennec Y., Brizais R., Chauvigné C., (2000), L’enfant, l’adolescent et les libertés : Pour une éducation à la démocratie, Paris, L’Harmattan

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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