Evolutions et mutations de l’action sociale : continuité et bouleversement

par | Fév 24, 2011 | Droit des usagers, Economie sociale et solidaire, Pédagogie, Education, Qualité, évaluation | 0 commentaires

INTRODUCTION :

L’action sociale est en pleine évolution, c’est une évidence ! Comment décrypter ce qui se passe ? Quelles sont les continuités et les ruptures de ces mutations ? Face à l’ampleur d’une telle question, je resterais modeste. Il est difficile de comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec le recul nécessaire.

Aussi, pour éviter le piège de lire l’avenir avec les lunettes du passé, je vous propose plutôt de repérer les tensions qui émergent des évènements. Cette démarche repose sur une conviction : les tensions, oppositions, contradictions, loin de nous enfermer dans des paradoxes, sont des opportunités. Elles constituent des ouvertures stratégiques.

Un système qui n’a plus de tensions est énergétiquement vide. C’est parce que l’action sociale connaît à la fois continuité et bouleversement qu’elle offre des opportunités. Ces énergies contradictoires qui traversent l’action sociale et que je me propose de mettre partiellement et brièvement en valeur, « énergisent » le champ de l’intervention sociale et nous invitent à prendre position, à agir pour influer sur le cours des choses.

Autrement dit, le ciel n’est pas en train de nous tomber sur la tête, le monde change et nous devons changer avec lui. Plutôt que de croire que « tout fout le camp », analysons comment rester acteurs. Cela me semble particulièrement à propos pour introduire une réflexion sur les dispositifs de formation.

Pour évoquer les champs de tensions qui restructurent aujourd’hui l’action sociale, je vous propose trois entrées (sachant qu’il y en a bien d’autres mais mon exposé ne vise pas l’exhaustivité) :

  • Les bénéficiaires : ils changent mais de manière contrastée et selon des axes contradictoires ;
  • La territorialisation de l’intervention : c’est une évolution vers le local qui est contredite par une tendance à la recentralisation ;
  • Les procédures et l’organisation de l’action sociale : là encore, il s’agit de mutations essentiellement marquées par des incohérences.

Ces trois portes d’entrées me permettront de repérer, provisoirement et de manière parcellaire, neuf tensions qui peuvent aider à mieux comprendre ce qui est à l’œuvre aujourd’hui.

.1. NOUVELLES FIGURES DES USAGERS :

.1ère tension : entre l’individu et le groupe

Historiquement, l’action sociale s’adressait à des « publics cible » dans le but de prévenir et de traiter les phénomènes d’exclusion liés à l’âge, au handicap, à la situation sociale. C’est la grande réforme du début du XXIème siècle (loi 2002-2) qui introduit la notion de « personne accueillie » ou accompagnée. L’évolution du travail social s’exprime, entre autres, par ce glissement de vocabulaire : du collectif à l’individu. Cette attention à singulariser l’intervention sur le modèle du prêt à porter apparaît comme un progrès. Cependant, elle laisse apparaître une tension que nous pourrions résumer par une opposition entre la victime et le fautif.

La « personne » apparaît de plus en plus comme titulaire de droits. Cette tendance trouve, pour l’instant, son niveau le plus élevé dans la « loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005 avec, notamment, le principe du droit à compensation. Une approche trop « individualisante » de ce droit à obtenir, de la collectivité, réparation de désavantages personnels provoque l’effacement de la frontière entre porteur d’une difficulté (intrinsèque ou extrinsèque) et victime.

Cependant, l’irruption de la figure de « l’individu-victime » n’éradique pas les références aux dimensions groupales de phénomènes. Mais cette référence n’est pas neutre, elle fait plutôt appel à des groupes de « fautifs ». Pour forcer le trait : l’archétype de la victime est « la » personne handicapée, l’archétype du coupable ce sont « les » mineurs délinquants ». D’un côté, on isole le sujet pour le prendre en compte dans toute sa singularité, de l’autre, on catégorise des groupes pour les traiter comme problèmes sociaux. D’un côté, on socialise le problème selon un principe de solidarité (construire une société où chacun a sa place), de l’autre, on stigmatise des personnes selon une logique de discrimination (on désigne les responsables de l’insécurité).

Cette tension entre l’individu et le groupe ouvre une question politique sur la manière dont le travail social s’enfermera, ou non, dans une approche clivée du traitement des phénomènes sociaux : compassionnelle pour les « bons » (les malades Alzheimer, les autistes, les handicapés moteurs…) ; ségrégative pour les « mauvais » (les demandeurs d’asile, les sans domicile, les délinquants juvéniles…).

.2nde tension : entre la libre initiative du « client » et la normalisation du « bénéficiaire »

Ne nous laissons pas berner : l’irruption massive d’une rhétorique bien huilée sur l’usager client – rhétorique alimentée, d’une part, par les « néolibéraux » qui affirment que le travail social est un marché et, d’autre part, par les défenseurs acharnés d’un travail social qui ne peut ni se dire ni se montrer et qui restent bloqués dans la simple dénonciation – n’est qu’un leurre !

C’est en effet une illusion de penser que l’usager est devenu « roi » dans un « supermarché » de l’offre des prestations sociales. Certes, cette analogie au consommateur fonctionne. Mais pas plus que le consommateur, l’usager n’est véritablement reconnu dans ses prérogatives. Pire, il est à craindre que la référence consumériste ne voile un durcissement du contrôle normatif sur l’usager.

Finalement, sous le déguisement de la marchandisation se cacherait une injonction beaucoup plus marquée par le contrôle social que par le libéralisme. Il n’est qu’à voir l’empilement des critères d’admissibilité, des conditions de ressources, des preuves matérielles à fournir, de manifestation d’une volonté sans équivoque, etc.

En fait, cette tension entre la libre initiative d’un usager-client et la normalisation du bénéficiaire est plus à mettre en lumière, à dévoiler, qu’à combattre. Les professionnels du social sont pris dans cette double dimension d’un travail social qui tend à se libéraliser et qui, dans le même temps, impose des normes comportementales de plus en plus drastiques.

Cette tension entre libéralisation d’un marché du social et la résurgence de formes de contrôle social ouvre également une question politique sur la position que pourra occuper le travail social, et donc ses acteurs professionnels, dans le « vivre ensemble ».

.3ème tension : entre l’offre et la demande

Tous les grands appareils législatifs conçus ces dernières décennies se sont accompagnés d’instances établissant la participation des usagers (par exemple, voir la composition des instances issues de la loi « Hôpital Patient Santé Territoires »-HPST). L’idée implicite de ces nouveaux dispositifs est de faire reposer la régulation de l’offre sur les usagers eux-mêmes par le biais de leurs organisations représentatives. Cette logique, inspirée d’une pratique renouvelée de démocratie directe, légitime l’expression sans médiation ni traduction des demandes des personnes intéressées, le mouvement est ascendant du terrain vers les décideurs.

A l’inverse, du fait notamment de contraintes de plus en plus fortes sur les budgets publics, la maîtrise draconienne des dépenses impose le strict contrôle des coûts. La programmation de l’action sociale ne peut donc plus être la réponse exponentielle aux besoins. Pour éviter le phénomène inflationniste du puits sans fond, il faut ajuster les dispositifs au plus juste du « souhaitable » et les limiter au périmètre du « possible ». Cette logique, fortement contrainte par le principe de réalité, légitime la décision centralisée des décideurs, le mouvement est descendant au grand dam des expressions des demandes du terrain.

Offre (logique descendante) et demande (logique ascendante) s’opposent ainsi l’une l’autre sans le dire vraiment. Alors que le discours d’accompagnement des dispositifs d’intervention parle de réponse aux besoins, les règles d’allocation de ressources ne cessent de se durcir (ce qui ne signifie pas que les moyens alloués diminuent), limitant l’initiative locale. Alors que les instances participatives, associant majoritairement les usagers se développent, la décision politique est de plus en plus centralisée (Cf. les nouveaux pouvoirs donnés au directeurs généraux des Agences Régionales de Santé).

Cette tension entre les deux mouvements instruisant les prises de décision (« bottom-up »/« top-down ») ouvre une perspective inédite au positionnement des institutions et des professionnels du social : ils doivent mettre au travail leur capacité à être à la fois les agents des politiques sociales auprès des publics et les promoteurs des expressions des besoins par les usagers. Comment faire de cette dialectique une perspective dynamique d’action ?


.2. NOUVELLES CONFIGURATION DES TERRITOIRES :

.4ème tension : entre centralisation et territorialisation

A la veille d’une réforme territoriale[1] dont nous ne mesurons pas encore toutes les implications, ni ce qu’elle sera vraiment, il est prudent de ne pas trop s’avancer. Cependant, sur le fond de tableau de la décentralisation, des signes évidents de recentralisation apparaissent.

La réforme va, progressivement, diluer le département dans la région et renforcer le local par des regroupements (métropoles et intercommunalité). En fait, les conseils généraux risquent ainsi de voir aspirer leur pouvoir décisionnel par le haut et de se faire vider de leurs capacités d’action par le bas. Il est possible que ce mouvement renforce la territorialisation – plus que la décentralisation – de certaines décisions structurantes pour la société. Ces décisions qui font la vie quotidienne des habitants : proximité de certains services, scolarité, sécurité publique, emploi, etc.

Mais cela ne règle pas les grandes orientations qui touchent aux infrastructures : organisation sanitaire, schéma des transports interurbains, enseignement supérieur et recherche, etc. Pour ce genre de décisions, on assisterait plutôt à une reprise en main de l’État central. L’installation des Agences Régionales de Santé (ARS), qu’on ne s’y méprenne pas, ne sont pas une décentralisation – ni même une régionalisation – du système de santé. Le slogan de démocratie sanitaire ne masque pas le mouvement de recentralisation qui s’opère. Les décisions, eut égard aux enjeux économiques et budgétaires,  sont prises à Paris. C’est l’État central qui prend position dans les régions avec un pouvoir bien plus fort que du temps des Agences Régionales de l’Hospitalisation (qui s’inscrivaient en fait dans une défense des intérêts locaux contre l’État).

Cette tension entre le local et le central amène une complexité forte à l’action sociale qui, par nature, est territorialisée. Il peut s’agir d’une opportunité en ce sens que, d’une part, la montée en puissance du thème de la territorialisation est perçue comme une alternative au risque d’une conception trop centralisée de l’action. D’autre part, le repli sur le territoire, au détriment d’une visée globale de l’action sociale, sans la contradiction d’une ouverture aux dimensions macro politiques des enjeux est tout autant un risque.

.5ème tension : entre compétences de l’État et compétences des collectivités territoriales

Il nous faut revenir sur l’articulation des compétences trop vite décrite précédemment. En effet, le transfert des compétences sur le secteur médico-social aux ARS pose question. N’assistons-nous pas à un brouillage des niveaux d’intervention ?

Le système de santé, via la loi HPST assume la responsabilité globale du sanitaire et du médico-social. Cependant, le département conserve un rôle de planification via les schémas pendant que la région intervient quant à elle sur le domaine de la formation des travailleurs sociaux et du personnel sanitaire. Les institutions d’action sociale se trouvent ainsi écartelées entre des intervenants qui n’ont pas les mêmes compétences selon qu’il s’agit de schéma directeur, de tarification, de personnes concernées. Il faudra, d’autre part, mesurer les conséquences de la suppression de la clause générale de compétence.

Les logiques ne sont pas les mêmes, ni de même nature, entre les décideurs politiques de proximité (figure du conseiller général élu dans son canton) et ceux des échelons plus larges. Le principe de subsidiarité n’est pas vécu de la même manière selon le nombre de kilomètres qui sépare celui qui tranche de l’administré qui subira les conséquences de ce choix. Comment la nouvelle fonction de conseiller territorial va-t-elle impacter ces jeux de pouvoir ?

Dans cette tension entre des niveaux différents de décision et de régulation de l’action sociale se révèle l’articulation complexe de l’intervenant social avec le décideur politique. Ce qui est en cause, c’est la manière dont vont s’agencer, selon un jeu d’alliances et d’oppositions, ces espaces multiples d’action et de décision.

.6ème tension : entre expertise descendante et compétences des habitants

Mais il est, dans cette recomposition de la question territoriale, un enjeu plus essentiel, c’est celui de la participation des habitants au destin du lieu où ils vivent. La décentralisation des années 80, complétée en 2004, n’a pas tenu toutes ses promesses. Les rapports préparatoires à la réforme évoquent tous la complexité du « mille feuille territorial » ainsi créé. Certains observateurs ont dénoncé le fait que la décentralisation n’était en fait que le transfert du jacobinisme dans les collectivités territoriales, c’est-à-dire qui ne changeait rien, sur le fond, à la confiscation des décisions aux citoyens.

Aujourd’hui, notamment sous l’impact des expériences de démocratie participative ou des nouvelles formes de gouvernance promues par l’économie sociale et solidaire, la question n’est plus uniquement limitée à la participation des citoyens. Elle s’ouvre à la manière dont les habitants, ceux qui vivent là, peuvent prendre en main leur destin collectif local. C’est « d’empowerment » des habitants des territoires qu’il s’agit. Cette revendication, certes naissante, vient en parfaite contradiction d’une organisation technocratique qui, de l’extérieur, s’arroge la compétence de savoir ce qui est bon, utile ou nécessaire à tel ou tel espace de vie, bassin d’emploi, circonscription administrative ou autre zone de développement. Nous retrouvons la contradiction, déjà évoquée ci-dessus, des logiques ascendantes et descendante, non plus cette fois dans le registre des besoins des personnes mais dans celui de la structuration des espaces de vie.

Cette tension oppose l’expertise à la compétence, c’est-à-dire d’un côté le savoir savant sur les choses, légitimé par une certaine extériorité qui procure la distance nécessaire aux choix, de l’autre la connaissance issue de l’expérience, légitimée quant à elle par l’implication concernée des acteurs. Cette tension n’invite-t-elle pas les acteurs du travail social à investir cette fonction médiatrice qui articule des approches différentes pour en faire jaillir du sens et de la prospective pour et par les bénéficiaires eux-mêmes ?


.3. NOUVEAUX MODES OPERATOIRES :

.7ème tension : entre la logique d’initiative en réponse aux besoins et la logique d’appels à projets

En prolongement de ce qui précède, nous devons évoquer l’impact de la procédure d’appel à projet introduite récemment[2]. Il est dit qu’elle renverse la manière de faire. Elle prive désormais les acteurs sociaux de leur capacité d’initiative au profit de la seule décision du pouvoir d’État. Ce constat appelle deux remarques :

  • D’une part, il n’est pas certain que les acteurs de terrain aient été, à ce point, les promoteurs d’actions nouvelles pour répondre à l’évolution des besoins. La plupart du temps, les organisations du social, fussent-elles associatives, se sont limitées à être les instruments de la mise en œuvre des politiques sociales.
  • D’autre part, il faut lire attentivement les textes pour y observer les marges de manœuvre qu’ils contiennent pour les promoteurs (ceux que la loi dénomme « offreurs de services »). Le guide méthodologique publié à ce sujet précise que « des déclinaisons de la procédure standard doivent permettre au niveau local de structurer les relations entre la (les) autorité(s) et les promoteurs de façon à garantir l’émergence de projets adaptés à des besoins émergents[3] »

L’État ne peut se passer de l’expertise du diagnostic des acteurs de terrain. Le dispositif qui s’invente aujourd’hui ménagera inévitablement cette complémentarité indispensable entre les décideurs et les acteurs. En fait, le danger est ailleurs : la procédure d’appels à projet centre la décision sur l’action en lieu et place des dispositifs d’intervention. Autrement dit, le risque c’est qu’il ne soit plus tenu compte des opérateurs locaux qui sont des agents de développement social local et qui sont incontournables dans la gestion locale des problèmes et de la régulation de l’offre.

L’appel à projet pourrait rendre parfaitement anonyme l’opérateur, bridé par un cahier des charges qui standardiserait le projet, le réduisant à « ce qui doit être fait » (programme) en lieu et place de « pourquoi et comment nous devons le faire » (prospective). Peu importe alors que le promoteur soit un acteur du territoire ou une multinationale puisque seule prévaudrait la conformité au cahier des charges. Cette logique neutralise l’acteur (l’organisme porteur de l’action dans le cadre de son projet propre) et ne valorise que l’activité (la prestation).

La tension qui se fait jour entre les logiques de développement territorial porté par des acteurs enracinés et les logiques de prestation importées par des opérateurs indépendamment du territoire demande à être travaillée. Cela requiert des acteurs territoriaux « d’occuper le terrain », c’est-à-dire de peser sur la décision et, notamment, sur l’enjeu stratégique majeur que sont les clauses du cahier des charges de l’appel à projet.

.8ème tension : entre les délimitations historiques et le concept de santé

Depuis les grandes lois sociales des années soixante-dix, le champ de l’action sanitaire et sociale était bien balisé : d’un côté les problèmes sanitaire, de l’autre le social qui se subdivisait en « social pur » et médico-social. La loi HPST a jeté ces frontières historiques par-dessus bord. Elle regroupe, autour du concept global de santé, des activités jusque là artificiellement séparées par des clivages plus administratifs et organisationnels que sociétaux. Ce qui fait désormais référence, c’est « l’état de complet bien-être physique, mental et social » qui « ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. [4]» C’est un nouveau paradigme qui intègre le fonctionnement systémique de notre société, marquée par la complexité, qui va des conditions de vie économiques et sociales aux pathologies en passant par leurs dimensions physiques et psychiques. Toutes les institutions et toutes les problématiques sont concernées et se retrouvent d’ailleurs représentées dans les Conférences Régionales de la Santé et de l’Autonomie (CRSA).

Certains s’affolent en voyant, dans cette recomposition des limites, une prise de pouvoir des approches sanitaires sur les dimensions sociales. Il n’est pas si sûr que les institutions sociales soient solubles dans l’appareil hospitalier. Un des moteurs de cette réforme pourrait être le besoin qu’à le secteur hospitalier de trouver de nouvelles attaches tant avec les acteurs sociaux et médico-sociaux qu’avec la médecine de ville. Il s’agit de l’arrimage de cette grande « machine » qu’est l’hôpital avec les territoires, les habitants et leurs besoins. La perspective ouverte par cette réforme des frontières peut être féconde : elle offre l’opportunité d’une implication croisée des analyses pour comprendre les phénomènes sociétaux et leurs symptômes qu’ils soient sociaux, psycho-sociaux, somatiques ou autres.

Le risque existe cependant que les vieux réflexes persistent et que l’approche médicale des problèmes domine toute autre explication. Ce sont les acteurs eux-mêmes qui s’exposent au danger de perpétrer les vieux clivages : au corps médical une explication scientifique des phénomènes qui se suffit à elle-même, aux travailleurs sociaux une approche sociologique des problèmes qui n’intégrerait pas l’enrichissement potentiel de l’ouverture au sanitaire.

Cette tension entre social, médico-social et sanitaire ne peut être exploitée en tant que telle, elle doit être dépassée au profit du concept beaucoup plus riche de « santé » telle que la définissait l’Organisation Mondiale de la Santé au milieu du siècle dernier. C’est par une approche combinée des questions, en croisant les disciplines et les écoles que le travail social sera effectivement un travail « sur » le social.

.9ème tension : entre l’investissement et le coût

Car finalement, c’est là que se trouve la question centrale de cet exposé : l’action sociale peut-elle être autre chose qu’un « travail du social [5]» ? Cette question nous amène à étudier une dernière tension qui se résume dans cette interrogation : l’action sociale est-elle un investissement ou un coût ?

Ceux qui investissent l’action sociale comme un investissement sont les héritiers des fondements historiques du travail social. L’intervention vise la construction d’une société qui ne peut être donnée de l’extérieur, qui ne peut être le produit de la volonté de quelques uns mais qui est la résultante des efforts de tous. Ce travail social investi d’une réelle perspective politique (un projet de « vivre ensemble ») s’inscrit dans le temps long de l’accompagnement et de la prise en compte des personnes et des groupes. Il repose sur la patience et la bienveillance, la recherche créatrice de solutions adaptées, l’innovation au risque de l’erreur.

Ceux qui approchent l’action sociale comme un coût s’inscrivent dans un principe de réalité. Ce n’est pas parce que le social n’a pas de prix qu’il ne pèse pas sur les finances publiques. Il convient donc de rechercher des équilibres entre les fonds engagés et les résultats obtenus. Cela suppose de définir préalablement des indicateurs de performance qui permettront d’évaluer l’écart entre ce qui est attendu et l’impact réel des actions. Ce travail social là tend à se réduire à la temporalité courte de la prestation et du séquençage des actions, renvoyant l’usager à sa demande et parfois à sa solitude.

Cette dernière tension est le siège d’une opposition assez radicale. Cependant, les professionnels du social sont contraints de combiner au quotidien de leur travail entre un travail social d’intervention sur le court terme et le ponctuel (réponse aux demandes de plus en plus urgentes) et un travail social qui s’inscrit dans une perspective de changement de la société et de transformation des personnes qui y vivent. Cette tension, pour éviter de sombrer dans une certaine schizophrénie, doit être tenue par les acteurs comme une tension éminemment politique. Il s’agit de repolitiser la question sociale en intégrant la dimension citoyenne des professionnels du social.

CONCLUSION (en forme de résumé)

  • Méfions-nous des simplifications qui catégorisent (tension entre la victime et les groupes sociaux fautifs).
  • Ne nous laissons pas piéger par les thèmes consuméristes qui masquent un retour en force d’une normativité (tension entre le client et le bénéficiaire)
  • Réarticulons de manière dialectique la logique descendante des politiques sociales avec la logique ascendante de l’expression des demandes (tension entre l’offre et la demande)
  • Réhabilitons le territoire comme force structurante de l’action sans perdre de vue la dimension globale des questions (tension entre centralisation et territorialisation).
  • Définissons des stratégies entre les logiques des décideurs politiques : ceux du centre et ceux des territoires (tension entre État et collectivités territoriales)
  • Osons la confrontation entre l’expertise des intervenants et la compétence des habitants (tension entre expertise descendante et compétences des habitants).
  • Aménageons des marges de manœuvre pour rester force de proposition dans les appels à projet (tension entre initiatives en réponse aux besoins et appels à projet).
  • Repensons le travail social et médico-social en articulation avec le sanitaire autour du concept de santé (tension entre les délimitations historiques et le concept de santé).
  • Sans ignorer le contexte socio-économique, mettons en valeur le retour sur investissement, à long terme, que représente le travail social (tension entre l’investissement et le coût).

Roland JANVIER

Le 13 février 2011


[1] LOI n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales.

[2] Loi n°2009-879 du 21 juillet 2009, portant réforme de l’hôpital, relative aux patients, à la santé et aux territoires, décret n° 2010-870 du 26 juillet 2010 relatif à la procédure d’appel à projet et d’autorisation, circulaire du 28 décembre 2010 de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS).

[3] Guide méthodologique pour la mise en œuvre de la procédure d’autorisation par appel à projet et l’élaboration du cahier des charges, 3 septembre 2010, DGCS/CNSA, p. 3.

[4] Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé adopté par la Conférence internationale sur la Santé en juin 1946 (entrée en vigueur le 7 avril 1948).

[5] Cf. Michel Chauvière, Le travail social dans l’action publique, Dunod, 2004.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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