Reconnaître le citoyen pour émanciper l’usager

par | Mai 26, 2019 | Droit des usagers | 0 commentaires

Introduction : De la phraséologie à la transformation des pratiques

Reconnaître le citoyen dans les pratiques de travail social, n’est pas un simple affichage de louables intentions. C’est un acte politique qui concerne le cœur de la démocratie. En effet, l’émancipation de l’usager suppose que les questions sociales soient élevées au rang des enjeux politiques du vivre ensemble dans une cité réellement inclusive.

Cela sous-entend de dépasser la rhétorique pour passer à l’action. La participation ne peut être un leurre : ce serait la mort de toute ambition libératrice des personnes et des fonctionnements sociétaux. La participation doit avoir un effet de transformation sociale.

C’est cela que je voudrais rapidement illustrer en introduction de cette journée de travail où des témoignages concrets d’actions de participation vont être exposés et discutés.

Pour ce faire, je vous propose quatre déplacements qui reposent sur quatre enjeux politiques :

  1. Le premier déplacement va de la mansuétude à la solidarité. Il pose l’enjeu politique d’une transformation des représentations.
  2. En second c’est le passage de la posture à la position qui suppose, politiquement, de refonder le rapport d’usage en action sociale
  3. Troisième transition, quitter notre « monoculture » au profit de la socio-diversité. L’enjeu politique est de repenser l’écosystème sociétal.
  4. Vient enfin la nécessité de se distancer de la question technique pour affirmer un projet politique. Cela suppose de développer la créativité qui me semble être, aujourd’hui, un véritable enjeu politique.
  1. De la mansuétude à la solidarité

Nous assistons à un changement de paradigme en ce qui concerne les référentiels d’action en travail social. D’une part les fondements de l’intervention ont changé de nature et d’autre part, les finalités de celle-ci ont opéré un virage radical.

Du modèle charitable à la prise en compte

La matrice originelle du prendre soin est héritée du modèle charitable des œuvres religieuses. Le modèle charitable constitue, encore aujourd’hui, une couche sédimentaire du terreau dans lequel croissent les pratiques de la vieille relation d’aide. Il n’est pas question de dénoncer ce fait historique, nous savons d’où nous venons et nous avons à l’assumer. Le pauvre n’est plus aujourd’hui un être souffrant – à l’image de Dieu – qu’il nous faut secourir pour gagner son ciel. Même s’il n’est plus cela, l’attention bienveillante que nous portons à autrui reste un fondement moral qui refuse que tout prochain devienne un lointain. L’empathie, qui est au cœur de la déontologie professionnelle des travailleurs sociaux, doit beaucoup au second commandement de l’Evangile,[1] qu’on le veuille ou non.

Mais bien entendu, héritage ne peut signifier fossilisation. Le principe darwinien d’évolution des espèces s’applique ici aussi : le travail social a évolué à travers l’histoire.

Aujourd’hui, nous pouvons dire qu’il est plutôt fondé sur la prise en compte des personnes. Prendre en compte signifie ici reconnaître le sujet dans toutes ses dimensions. Le bénéficiaire est tout à la fois une personne en difficulté, un acteur de la relation inscrit dans l’échange et la réciprocité et un citoyen. A l’origine, les professionnels de l’intervention sociale occupaient une position dominante et étaient censés savoir ce qui est bon pour l’autre, ce qu’il faut faire pour lui. Maintenant, les nouveaux référentiels d’action exigent qu’ils descendent du piédestal de leur expertise pour prendre en compte la personne, sa demande – qui d’autre qu’elle est le mieux placé pour savoir ce dont elle a besoin –, la singularité de sa position (ce qui représente une rupture avec les traitements antérieurs des « publics ») et, surtout, sa capacité à mobiliser pour elle-même et par elle-même ses propres solutions. De « réparateur des défaillances », le travailleur social est devenu un « révélateur des potentiels » dont est porteur l’usager. Il faut que les professionnels se remettent de ce bouleversement !

De la conformité au pouvoir d’agir

Sous-jacent à ces anciennes positions de supériorité, il y avait la commande implicite adressée au travail social : la mise en conformité des comportements sociaux. Nous ne devons pas oublier que le métier d’assistant de service social est né de l’évolution des surintendantes d’usine créées par les patrons pour s’assurer de la vie saine de leurs ouvriers. La bienveillance hygiéniste de l’époque était, dans les faits, une opération de normalisation sociale. Il en est de même du métier d’éducateur tel que l’a analysé Michel Chauvière dans sa thèse sur l’héritage de Vichy[2]. Aujourd’hui encore, le travail social n’est pas exempt d’une certaine dimension de contrôle social. Ça aussi, nous devons l’assumer.

Mais les cadres sociaux ont évolué, ils se sont assouplis, ou, au moins, diversifiés. Les modèles familiaux ont fait exploser l’archétype de la famille nucléaire. Les garçons n’héritent plus du métier de leur père et les filles sont peut-être un peu moins – mais un peu seulement – promises aux tâches ménagères.

Dans ce contexte sociétal en mutation, la finalité même du travail social est en train de muter. L’hypothèse – forcément discutable – que je formule est que le travail social serait aujourd’hui un peu moins investi d’une mission de normalisation des conduites au bénéfice d’une visée plus émancipatrice des individus. C’est du moins ainsi que nous pouvons lire la définition officielle du travail social qui a été introduite dans le Code de l’Action Sociale et des Familles[3].

Ne nous méprenons pas sur le terme « émancipatrice ». Ce n’est pas la révolution qui se prépare par la libération des sujets. Le report de la responsabilité sur les personnes désormais convoquées à co-construire l’aide dont elles bénéficient correspond aussi à la montée en puissance de l’individualisme dans les rapports sociaux. Montée en puissance qui n’est pas à l’abri des tentations néo-libérales qui renvoient à l’individu la solution à tous ses problèmes dédouanant ainsi la solidarité nationale qui convoque, elle, la responsabilité de l’État et de ses institutions. C’est ainsi que l’on peut lire le récent rapport de l’enquêtrice spéciale de l’ONU sur le traitement des personnes en situation de handicap en France[4] : elle plaide pour une désinstitutionalisation radicale !

Mais nous pouvons aussi avoir une lecture plus positive de la manière dont la personne est invitée à prendre en main son destin dans la recherche de solutions à ses problèmes. Il n’est qu’à voir toutes les approches qui se développent autour du pouvoir d’agir – nous en reparlerons dans la journée. Si le développement du pouvoir d’agir ne se réduit pas à une simple technique d’entretien mais à la véritable promotion des capacités d’action des personnes et des groupes, ce mouvement inaugure une nouvelle ère du travail social. De même pour « l’aller vers[5] ». Si cette démarche d’aller rejoindre les personnes les plus éloignées du jeu social n’est pas du marketing mais le signe d’une volonté d’offrir une place à chacun, elle augure d’une refondation du travail social.

Premier enjeu politique : Transformer les représentations

Alors que la société semble connaître une régression de ses seuils de tolérance en matière de comportements sociaux, je crois que la remise en cause des représentations à l’œuvre est un enjeu politique de premier plan. En effet, pour passer de la prise en charge à la prise en compte, pour passer de la mise au norme des pratiques au pouvoir d’agir des acteurs, ce sont les représentations qui doivent muter.

L’usager est avant tout citoyen, c’est-à-dire titulaire de droits qui ne sont pas des droits d’exception mais les droits communs des citoyens chapeautés par les Droits de l’Homme, c’est-à-dire reconnus préalablement à toute autre considération dans leur commune humanité avec les autres sujets du genre humain. Ce postulat éthique éclaire ensuite les déclinaisons liées à sa situation. De ce fait, usager n’est pas un terme discriminant – il est aberrant que les pratiques du travail social aient dévalorisé ce terme introduit dans la loi 2002-2 pour promouvoir la citoyenneté des personnes accompagnées au point que les intéressés demandent « Merci de ne plus nous appeler usagers »[6] – il porte le fait qu’une personne, du fait de sa situation utilise son droit de tirage sur la solidarité nationale. Le droit d’usage était, à l’origine, la possibilité d’utiliser un bien qui appartient à tous.

Il faut ici préciser que ce changement de représentations ne signifie pas une mise en parité absolue de toutes les parties prenantes du travail social. C’est précisément la différence des places et des rôles qui crée la dynamique du travail avec et pour autrui. Mais cette différenciation ne crée pas des positions de supériorité ou d’infériorité, elle identifie des singularités selon un principe général et absolu de reconnaissance égalitaire.

2. De la posture à la position

C’est sur cette base égalitaire qu’il faut envisager de modifier la topographie relationnelle entre les acteurs du travail social. C’est un changement de paradigme pour l’action qui s’opère sous nos yeux par le passage du faire pour au faire ensemble et de la domination à la conflictualité. Expliquons-nous :

Du « faire pour » au « faire ensemble »

Nous venons de le voir, le travail social s’est construit à partir de la volonté de l’État et des professionnels de faire pour le bien de l’autre. C’est l’émergence de plus en plus forte de l’affirmation de l’individualité des personnes dans les rapports sociaux qui a remis en cause le fait que certains peuvent s’arroger le droit de savoir ce qui est bon pour l’autre, à sa place, sans lui. Un basculement s’est progressivement opéré sous l’influence des sciences humaines et par l’affirmation d’une forme de démocratie qui valorise les positions individuelles.

Un slogan sur les murs de la Sorbonne en 1968 illustre ce basculement : « Ne me libère pas, je m’en charge ! » La libération ne viendra plus d’un grand soir hypothétique mais de la capacité des individus à prendre en main leur destin, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Un autre slogan attribué à Martin Luther King, prolonge ce mouvement : « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous ! » Ce slogan est aujourd’hui repris par des organisations d’usagers telle « Nous aussi » qui regroupe des personnes en situation de handicap mental prises en charge par des institutions.

La rupture conceptuelle est maintenant opérée : Karl Rogers a enfin gagné la partie et moult formations aux méthodes d’entretien et d’accompagnement outillent les professionnels pour faire avec le bénéficiaire plutôt que faire à sa place. Mais nous en sommes peut-être encore restés dans des plans interpersonnels. Qu’en est-il de la dimension collective du faire ensemble ? Certes, les intervention sociales d’intérêt collectif (ISIC) formalisent les modalités de travail avec les groupes. Il n’est pas certain que ces pratiques se généralisent. Pourtant, nous verrons avec les témoignages relatifs aux conférences familiales les vertus d’un passage de l’individuel au collectif dans la résolution des problèmes. Ici dans le groupe familial, ailleurs dans des communautés sociales : habitants d’un quartier, groupe ethnique, etc. Le travail social communautaire a de l’avenir.

Du rapport de domination à la conflictualité des relations

Mais le passage au faire ensemble suppose d’interroger la place des professionnels du travail social. Il s’agirait de passer de la posture à la position. La posture, c’est un surplomb, une supériorité manifestée par la manière de se tenir. La position, c’est une place stratégique, en référence à la stratégie militaire qui consiste à tenir une position sur le champ de bataille (maintenant pudiquement appelé « théâtre des opérations »). Nous ne sommes pas en guerre mais des similitudes peuvent être mise en lumière. Sur le terrain du faire ensemble, le travailleur social occupe une place particulière portée par une stratégie – nous le verrons avec les conférences familiales. Il n’est pas le seul à avoir une stratégie – les bénéficiaires en ont une aussi, visant la résolution de leur problème selon un calcul d’opportunités coût/avantages. Mais la stratégie du professionnel – attachée à ses compétences, à sa mission, à son appréciation de la situation – lui est propre. Elle ne signifie aucune supériorité mais une position spécifique dans le jeu systémique qui est à l’œuvre dans la relation.

Cette position qui s’articule avec les autres positions occupées par les acteurs, parce qu’elle ne régit plus les relations selon un principe de supériorité, vient se frotter selon un jeu d’interactions. C’est là que réside le principe de conflictualité inhérent au rapport démocratique contenu dans cette configuration relationnelle. Le travail avec et pour autrui est, par nature conflictuel parce qu’il met en jeu des intérêts et des positions différentes. Ce n’est pas sur le consensus que se déroule le travail mais sur la différenciation des acteurs, leurs frottements. Ce qui oblige à chercher des compromis garantissant le respect de chacun.

Second enjeu politique : Refonder le rapport d’usage

L’enjeu est ici de refonder le rapport d’usage sur la base d’un faire ensemble conflictualisé. Par l’expression rapport d’usage, nous signifions que le travail social :

  • N’est pas la simple délivrance de prestations mais une interaction entre des sujets ;
  • Est une action co-construite et partagée de nature plus collective qu’individuelle ;
  • C’est-à-dire que, concernant des personnes singulières, est toujours prise en compte la dimension sociale des liens et appartenances (famille, capital social, habitat…) ;
  • Met en exergue les différences de vues, condition de la prise en compte des personnes et de leur reconnaissance ;
  • Articule des positions divergentes liées aux intérêts particuliers qui sont en jeu.

3. De la monoculture à la socio-diversité

Il nous faut revenir sur l’aspect normatif intrinsèque à toute intervention sociale pour envisager comment passer d’une culture dominante, perçue comme la bonne culture de référence, à la prise en compte de la diversité des cultures qui marquent notre époque. Pour cela, il faut intégrer la réalité des conduites diverses qui traversent l’espace social et, de ce fait, intégrer la reconnaissance de ces cultures qui font la richesse de notre socio-diversité.

De la norme dominante à la pluralité des conduites

Le travail social, nous l’avons vu, s’est construit sur l’idée qu’une norme s’impose aux bonnes conduites sociales : être de bons parents, les bonnes conditions d’éducation d’un enfant, avoir un travail et donc se former pour cela, occuper un logement « en bon père de famille »… la liste serait longue des conduites prescrites par une certaine conception d’un ordre social.

Mais la réalité a bousculé la fiction sociétale d’un monde bien ordonné selon le principe binaire du bon et du mauvais. Les conduites sociales se sont éparpillées en une myriade de pratiques inventant de nouvelles modalités de vivre et d’être. C’est le cas des compositions familiales, du rapport au travail, des formes d’engagement militant, des conceptions de notre avenir commun, etc.

Aujourd’hui, le travail social est mis au défi de prendre en compte cette pluralité des normes de références qui délimitent autant de cultures à la fois héritées des groupes sociaux d’appartenance initiales et inventées pour s’adapter aux évolutions, clivant les classes sociales, les générations, les groupes idéologiques.

Les concepts d’insertion et d’inclusion doivent désormais être interrogés car ils ne font plus sens de la même manière qu’il y a seulement quelques décennies. C’est en contexte d’incertitude dans un monde en mouvement que les professionnels sont invités à définir leurs stratégies d’action.

De la culture dominante à la reconnaissance

Cette analyse ouvre une perspective de sens à l’injonction de reconnaissance des capacités des personnes. En effet, ce n’est pas parce que nous voulons être gentils ou magnanimes qu’il faut développer la participation. C’est parce que cela apparaît aujourd’hui comme le meilleur moyen d’agir dans un environnement flou, fluide, voire liquide.

La reconnaissance est un levier de promotion des personnes, une condition du développement de leur autonomie, de leur capacité à agir sur leur devenir, à prendre en main leur destin.

Cela suppose que les professionnels remettent en cause leurs propres conceptions de ce qu’il conviendrait de faire pour se placer en position d’écoute et de compréhension, d’appréhender toute la complexité de la situation. Il ne s’agit pas de renoncer à ses propres valeurs ou références mais d’accepter de les mettre en débat avec celles des personnes accompagnées.

Troisième enjeu politique : Repenser l’écosystème sociétal

L’enjeu politique d’une prise en compte de la pluralité des normes qui composent le kaléidoscope sociétal et de la fin du mythe d’une culture universelle réside dans la reconnaissance. Reconnaissance des personnes dans leurs singularités, reconnaissance des conduites dans leur diversité, reconnaissance des cultures dans leurs richesses plurielles. Cette manière de repenser ce qu’il convient d’appeler l’écosystème sociétal refonde en profondeur les tenants et les aboutissants du travail social.

4. De la question technique au projet politique

Pour conclure cet exposé, allons voir ce que cela produit du côté des pratiques de terrain. Comment incorporer ces enjeux politiques dans les questions techniques qui occupent le quotidien des professionnels du social ? Cela suppose de développer une critique des tendances actuelles qui marquent l’évolution du travail social. En fait, il s’agit de défendre l’accompagnement contre la réduction de l’action à de simples prestations et de défendre la pluralité créative contre la tendance à tout standardiser.

De la prestation à l’accompagnement

Le concept de prestation est réducteur. Il laisse croire que le travail avec et pour autrui peut se résumer à quelques actes normalisés dont on va définir le cadre, la forme, le contenu et la temporalité. Ce leurre positiviste coupe les pratiques des références patiemment construites par les professionnels dans le temps long de l’accompagnement.

Nous voyons actuellement se répandre l’idée qu’une intervention sociale, pour être efficace, doit être la plus brève possible. C’est ainsi que sont formatées des durées d’entretien, des délais d’ouverture de droit, des temps de prise en charge en établissement, etc. Les acteurs de terrain savent que cela ne fonctionne pas ainsi. Que le temps n’est jamais le même en fonction des situations, des personnes, des lieux. L’aventure de la rencontre est une œuvre qui convoque la poésie de l’altérité et de l’imprévu, pas un simple acte technique.

Passer de la prestation à l’accompagnement suppose donc de rouvrir des espace-temps plus appropriés à ce qui se vit réellement dans les faits. Cela suppose de donner du temps au temps, de créer des lieux de convivialité qui favorisent les liens, d’ouvrir des espaces de débats qui confrontent les positions, de disposer, pour les professionnels, de temps et de moyens d’analyse de ce qui se joue (supervision, analyse de la pratique…).

De la standardisation à la pluralité des pratiques

Mais cette perspective réhabilitant l’accompagnement heurte de plein fouet les tentatives de standardisation des pratiques : recommandations de bonnes pratiques professionnelles (HAS), guides pratiques (ANAP), convergences tarifaires (EPRD…), référentiels de prestations (SERAFIN-PH), etc.

La normalisation est une tendance lourde de notre civilisation de plus en plus cartésienne. Elle repose sur le mythe qu’un algorithme pourrait résumer toute la complexité du monde selon un code binaire établi une fois pour toute. Elle repose sur la fiction qu’il existerait une bonne solution unique, universelle, transposable et indiscutable : « la » Bonne Voie ! (TINA[7]) Toutes les activités humaines sont soumises et se soumettent à cette dictature de la pensée simplificatrice. Dans un monde de plus en plus complexe, difficile à comprendre, la standardisation serait le moyen d’apaiser nos doutes, nos peurs, nos incertitudes.

Mais ça ne marche pas ! Les travailleurs sociaux font chaque jour l’expérience – parfois douloureuse – de cet écart irréductible entre ce qu’il faut faire – les pratiques prescrites – et ce qu’ils peuvent faire – leurs pratiques réelles qui s’ajustent constamment aux réalités du terrain. Fort heureusement, l’humain échappe toujours aux cadres dans lesquels la rationalité instrumentale cherche à l’enfermer. La vie reste, coûte que coûte, une création de tous les instants.

Les travailleurs sociaux vivent cela tous les jours. La difficulté, c’est que face au rouleau compresseur de la normalisation, ils manquent de mots et de supports pour exprimer toute la richesse de leurs pratiques qui, au quotidien, bricolent des ajustements pour répondre à l’inédit, à l’imprévu.

Quatrième enjeu politique : Développer la créativité

Cette revalorisation de la créativité comme étant le cœur même du travail avec et pour autrui est un enjeu politique de premier plan. C’est pour cela que j’achève cette communication sur ce point.

Ne revient-il pas aux professionnels du social de réveiller la créativité ? D’apporter aux décideurs politiques les arguments pertinents qui ouvriront de nouveaux chemins aux pratiques de terrain ? D’œuvrer à l’inscription dans l’agenda politique d’une désinstitutionalisation qui soit d’abord une désaliénation de la pensée unique normative et binaire de la rationalisation de l’humain ?

Pour cela, les pistes ouvertes ci-dessus et les exemples de pratiques participatives qui vont être analysés au cours de cette journée, sont des contributions efficaces à libérer la créativité. Parce que la créativité – cela me semble de plus en plus évident après 25 ans de recherche sur le droit et la participation des usagers – est étroitement dépendante de la capacité des professionnels à œuvrer avec les bénéficiaires, à leurs côtés, en empathie avec les situations qu’ils connaissent, en solidarité avec les chemins de solutions qu’ils inventent.

C’est cette créativité des acteurs – de tous les acteurs – qui permettra d’émanciper l’usager, de promouvoir sa citoyenneté en développant des pratiques solidaires, en occupant des positions stratégiques et en reconnaissant la socio-diversité.


[1] « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Mathieu, 22 :39).

[2] M. Chauvière, Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, L’Harmattan, 2009.

[3] Article D 142-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement.
A cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière. 
Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. »

[4] Catalina Devandas-Aguilar, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées – visite en France du 3 au 13 octobre 2017, distribution générale 8 janvier 2019, Assemblée générale de l’ONU, 25 février – 22 mars 2019.

[5] Mesure 18 de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté : « Une rénovation du travail social pour mieux accompagner les parcours de vie : Ouverture des lieux de l’intervention sociale à toute la population ; transformation des formations du travail social pour développer les pratiques « d’aller vers » les personnes… »

[6] Sous-titre du dernier rapport du CSTS, Refonder le rapport aux personnes, Merci de ne plus nous appeler usagers, Mars 2014.

[7] There is no alternative !

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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