Du bon emploi d’une organisation, entre domination et subversion : L’exemple des livrets d’accueil des établissements sociaux et médico-sociaux

par | Déc 5, 2008 | Communication, Communications scientifiques, Droit des usagers | 0 commentaires

Introduction

Les organisations développent de multiples moyens de communication (plaquettes, brochures, journaux, sites Internet…) pour expliciter leur fonctionnement, le rendre lisible et compréhensible tant pour les utilisateurs extérieurs que pour les acteurs internes. Parmi ces moyens de communications destinés à présenter les organisations, les livrets d’accueil représentent une pratique communicationnelle particulière. Les livrets d’accueil sont des dispositifs de médiation : ils mettent en lien une organisation (entreprise, société, administration, établissement ou service…) avec « le reste du monde ». A ce titre, ils jouent plusieurs rôles : interface interne/externe ; instance de mise en forme ; dispositif de communication ; support d’identification ; révélateur des représentations en circulation entre concepteurs et utilisateurs ; moyen d’affirmer un projet collectif, une « intention ».

Les livrets d’accueil ont partie liée avec les problématiques de gouvernance : ils articulent les logiques individuelles (le client, le consommateur, l’administré, le bénéficiaire, l’usager…) ou collectives (groupes d’utilisateurs ou de consommateurs, collectifs organisés, communautés d’intérêts…) au projet collectif de l’organisation (marketing, production, missions, règles et fonctionnement…). Ils sont un espace de médiation en ce sens qu’ils mettent en jeu (en scène) les rapports de forces qui structurent l’organisation (l’institution). Les livrets d’accueil sont des vecteurs qui tentent de canaliser les rapports de pouvoir.

Ces livrets d’accueil peuvent être interprétés comme des « modes d’emploi » des organisations. Ils déclinent les règles du « bon usage » du système et ouvrent ainsi un espace de médiation : médiation entre les formes idéales projetées et les formes concrètes de l’organisation ; médiation entre les bénéficiaires externes et les producteurs internes ; médiation entre l’intention d’action et sa réalité…


Les livrets d’accueil dans les institutions d’action sociale

Présentation générale

L’analyse présentée ici prend appui sur un champ spécifique d’activité : la production de services et plus particulièrement, les organisations concourant à l’action sociale. Les établissements et services sociaux et médico-sociaux se sont vus imposer de nouveaux dispositifs de communication par la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale du 2 janvier 2002. Parmi ces nouveaux instruments de pilotage, un livret d’accueil doit être remis à toute personne accueillie, accompagnée ou prise en charge, dans un établissement ou un service relevant de l’action sociale ou médico-sociale[1]. Une recherche récente, portant sur une cinquantaine de ces livrets, issus de diverses catégories d’établissements, permet d’analyser ces pratiques communicationnelles assimilables à des dispositifs de médiation.

Contraignant les institutions du social à mettre en visibilité leurs formes organisationnelles, les livrets d’accueil constituent une trace fort instructive de communication organisationnelle développée dans un champ spécifique d’activité.

Les enjeux des livrets d’accueil

Cet espace de médiation que sont les dispositifs de présentation de l’organisation apparaît révélateur à plus d’un titre :

  • L’analyse de l’ingénierie de ces dispositifs techniques de communication révèle les représentations projetées sur les utilisateurs futurs : La particularité des livrets d’accueil des établissements et services sociaux et médico-sociaux tient aux conditions de leur émergence. C’est d’abord une loi qui les a rendus obligatoires avant qu’ils ne soient finalisés par les équipes professionnelles. Cette genèse leur confère donc un double niveau d’ingénierie : d’une part par le pouvoir législatif, d’autre part par les travailleurs sociaux des établissements et services. Au premier niveau d’ingénierie, les décideurs politiques ont pensé ces livrets comme des prothèses, destinées à compenser un manque d’information des usagers. Ces « machines à communiquer » (Perriault, 1989), sont d’ailleurs investies de la mission de « garantir l’exercice effectif des droits mentionnés (…) et notamment de prévenir tout risque de maltraitance » (art. L.311-4 du CASF). Les livrets d’accueil sont donc doublement investis : d’une part, par la projection des législateurs (les besoins des usagers supposés par eux) d’autre part, par la projection des professionnels (les besoins des usagers perçus par eux).
  • Les formes mises en œuvre pour ces livrets d’accueil prolongent ce jeu de projections en dévoilant les rapports de pouvoir sous-jacents à l’usage projeté. Les livrets d’accueil tentent d’assigner des territoires d’action aux différents protagonistes du système technique, des modalités d’enrôlement des « actants » (Latour, 2005). C’est un rapport de pouvoir qui se révèle ainsi, selon le principe d’un « pouvoir circulant » entre les acteurs (Foucault, 1994 ; Deleuze, 2004).
  • Les rhétoriques d’accompagnement de ces dispositifs, tant du côté des producteurs que des utilisateurs, mettent en lumière les stratégies institutionnelles, individuelles et collectives de délimitation des places et des rôles dans un contexte de « lutte des places » (De Gauléjac, 1994). Le discours, bien que recouvert d’un propos général et généreux sur les principes de citoyenneté et d’égalité, révèle en fait la tentative des professionnels, de conserver l’initiative d’action, de préserver la maîtrise de zones d’incertitudes (Crozier & Friedberg, 1992).
  • Les rapports d’usage qui se développent pratiquement autour de ces objets communicationnels sont le lieu d’affrontement des intérêts en présence depuis le niveau individuel jusqu’à des enjeux collectifs, voire sociétaux. « l’acte d’invention technique n’est pas le pur produit d’une scientificité qui se situerait en dehors des rapports sociaux. » (Proulx, 2001).

Les livrets d’accueil comme espaces de médiation

L’axe d’analyse développé ci-après se fonde sur l’hypothèse que la fonction de médiation des dispositifs communicationnels ne se réduit pas à délimiter un simple espace intermédiaire servant de connexion entre les différentes composantes d’une organisation. La fonction de médiation n’élude pas les enjeux énoncés ci-dessus (représentations projetées, rapports de pouvoir, désignation de places et de rôles, rapports d’usage), elle est le lieu de plusieurs phénomènes que l’analyse attentive d’un échantillon de livrets d’accueils met en valeur : tentatives de résolution des tensions inhérentes au système technique, de réarticulation des logiques individuelles et collectives, de recherche de compromis entre les acteurs et de délimitation des territoires d’action. L’enjeu central étant toujours lié à des questions de pouvoir avec l’accès aux codes que permet ou limite le livret et le rapport d’usage qu’il initie.

Une tentative de résolution des tensions du système

Le livret d’accueil peut être assimilé à une tentative de résolution des tensions en présence au sein du « système technique » (Gilles, 1977) qu’est un établissement ou un service social ou médico-social. Ces tentatives émergent selon deux axes :

  • Dans certains livrets, le propos vise à aplanir les difficultés, laissant penser qu’une admission dans une structure sociale est un acte banal. Par exemple, pour un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, le motif du séjour est masqué : « Sachez que si vous décidez de passer parmi nous un séjour, vous serez notre hôte et que l’ensemble du personnel sera à votre entière disposition pour rendre cette période de votre vie la plus agréable possible. »
  • Pour d’autres, au contraire, le propos abrupt concernant les causes de l’admission relègue l’usager à une position inférieure. Par exemple dans un service d’assistance éducative en milieu ouvert, la mise à distance des parents est réalisée par leur désignation comme cause du problème : « Le juge des enfants vient d’ordonner une mesure d’A.E.M.O. à l’égard de votre (ou de vos) enfants(s). Il a pensé au vu des éléments du dossier et de ce que vous avez échangé avec lui, que les conditions de vie de vos enfants les mettaient en situation de danger. »

Il s’agit bien de médiation mais dans un cas comme dans l’autre – soit en éludant ce qui fait problème, soit en insistant sur la responsabilité de l’usager comme cause des difficultés – l’apaisement des tensions ne se réalise pas en prenant le temps de poser les termes des problèmes, en associant l’usager comme acteur des solutions à promouvoir. Bref, il s’agit d’une médiation par aplanissement là où on pourrait attendre une négociation. A l’inverse, un autre service d’AEMO déclare : « Être parent, un apprentissage difficile : certaines façons d’agir de l’enfant peuvent être ressenties difficilement par les parents, peuvent aussi les angoisser ou les exaspérer. Certaines situations, certains modes de vie, l’accumulation de difficultés peuvent rendre fragile les parents. » Là, contrairement à l’exemple précédent, le propos tente de se placer du point de vue des parents et de prendre en compte leurs difficultés, non pour les désigner mais pour les apaiser. Cette démarche intègre les usagers comme interlocuteurs d’un processus communicationnel et non comme simples destinataires d’une information.

Une tentative pour relier les logiques individuelles et collectives

Le livret d’accueil permet de « nouer » les logiques individuelles et collectives en organisant peu ou prou leur articulation. Sous cet aspect, le livret d’accueil se rapproche d’une démarche commerciale dans laquelle la « centration client » est remplacée par la « centralité de l’usager[2] ». Le livret occupe ici une position particulière d’interface entre la demande de l’usager (ou d’un groupe d’usagers) et l’offre institutionnelle d’intervention sociale. C’est avec plus ou moins de bonheur que les livrets étudiés parviennent à concilier ces deux dimensions de la logique d’action sociale : d’une part des revendications singulières liées au handicap physique, mental ou psychique, aux situations familiales, sociales ou économiques ; d’autre part, les choix politiques et institutionnels opérés en termes de réponses aux dysfonctionnements sociétaux (intégration sociale, normalisation des comportements, compensation de carences physiques, physiologiques, sociologiques ou économiques…). Le livret d’accueil tente de démontrer, sans y réussir vraiment, que l’établissement ou le service parvient à établir ce point d’équilibre entre les logiques individuelles et collectives en présence. Certains livrets se limitent a la présentation de l’offre en utilisant un langage très administratif : « Enfants accueillis pour difficultés d’ordre familial ou social, sans handicap grave. » (Maison d’enfants à caractère social), d’autres ne prennent pas position en ne disant rien : « Votre enfant va être accueilli provisoirement dans un service du Conseil Général dans l’attente d’un retour à votre domicile. » (Guide à l’usage des parents réalisé par un conseil général), d’autres enfin se centrent résolument sur la demande de l’usager : « Vous êtes à la rue sans solution d’hébergement. Vous pouvez être accueilli pour la nuit. » (Centre d’hébergement et de réadaptation sociale). Chacune de ces trois illustrations montre la tentative plus ou moins aboutie d’articuler la demande individuelle et l’offre institutionnelle, bref, de créer du lien social : « Le lien social entre dans la machine. »(Mattelard & Mattelard, 1995, p.93).

Une recherche de compromis

Le livret d’accueil tente de faciliter la recherche d’un compromis entre les logiques d’ordre et de mouvement qui structurent l’organisation. La référence est empruntée à Gilbert Simondon (Simondon, 2005) qui identifie, dans le processus d’individuation des êtres, la position métastable des organismes traversés par des champs énergétiques. En ce sens précis, le livret d’accueil peut s’interpréter comme un espace de négociation et non de conformation. Mais là encore, les livrets analysés révèlent des positions implicites fort différentes, bien que tous remplissent une fonction « disciplinaire » (Foucault, 1977). Avec des insistances différentes, nous y retrouvons les trois moyens de discipliner l’usage (Thévenot, 1993) : des prescriptions d’interdictions (c’est surtout le rôle rempli par le règlement de fonctionnement qui doit être annexé au livret d’accueil – article L.311-7 du CASF), des contraintes par le design de l’objet (par exemple, les livrets d’accueil délimitent les catégories d’usagers, les horaires de fonctionnement, les procédures d’admission…), des normes de « bon usage » (cet aspect est souvent traité en donnant la parole aux usagers qui disent, par exemple, tout le bénéfice qu’ils tirent de leur prise en charge, esquissant implicitement un profil type d’usager).

Le « compromis » dont il est question ici ne résulte pas, là encore, d’une véritable négociation entre concepteurs et utilisateurs du dispositif mais de « concessions » faites par les rédacteurs (les professionnels des institutions) aux supposés souhaits des usagers.

Les livrets d’accueil réalisent un autre compromis par la mise en forme de la réalité qu’ils représentent. Ils « in-forment » l’établissement ou le service en le décrivant, en le présentant aux usagers. Les outils d’analyse issus du constructivisme (Le Moigne, 1995) permettent de montrer comment ces livrets d’accueil sont une médiation entre l’idéal projeté du cadre institutionnel et la réalité décrite à destination des usagers.

Une définition des territoires d’action

En communiquant des éléments sur l’organisation, les livrets d’accueil esquissent les limites des territoires d’action de chaque acteur, notamment entre professionnels et usagers. Fondé sur l’argument que la plus complète information de l’usager facilitera sa pleine participation, le livret d’accueil révèle finalement, de manière tout à fait subtile, des lignes de démarcation entre les protagonistes. Ces frontières restaurent les différenciations de rôles et de places qui environnent les systèmes techniques : l’ingénieur, le technicien, l’ouvrier, l’utilisateur… (Simondon, 1989) : chacun à sa place !

Les livrets organisent les rôles (« Le cadre de vie permet de vous associer à l’organisation de la vie collective et favorise votre prise de responsabilités. Des tableaux de service et de participation au ménage sont là pour permettre une juste répartition des tâches, en fonction des disponibilités de chacun. » – Centre éducatif pour adolescents), définissent les places (« …les employés assurent le fonctionnement général de la maison de retraite, ils ne sont pas des domestiques particuliers. » – Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), délimitent des fonctions (« la santé est capitale. Il est donc nécessaire de la protéger. L’infirmière est là pour répondre à vos questions, vos inquiétudes. » – Centre d’action éducative de la Protection Judiciaire de le Jeunesse), affirment des prérogatives (« La décision d’admission appartient à la Direction en fonction de la liste d’attente. » – Maison de retraite), éliminent des catégories d’usagers (« L’établissement n’est pas en mesure d’accueillir les personnes en état d’ébriété ou nécessitant des soins médicaux immédiats. Il en est de même pour celles accompagnées d’animaux. » – Centre d’hébergement et de réadaptation sociale)…


Les livrets d’accueil entre domination et subversion

Un accès aux codes

L’analyse qui précède montre qu’en fait, sous prétexte d’informer l’usager sur ses droits et le bon usage de l’institution sociale qui l’accueille, les professionnels, concepteurs de ces dispositifs communicationnels, tentent de protéger leurs prérogatives. Cette préservation d’un espace de travail autonome et distancé des usagers est cependant relative. En effet, en livrant des informations sur l’organisation et son mode d’emploi, se trouvent dévoilés à l’usager, au moins partiellement, quelques codes d’accès à l’institution dont il cherchera à faire « bon usage », cet usage n’étant pas nécessairement celui prévu par les auteurs du livret.

Serge Proulx montre que le mode d’emploi, s’il comporte une dimension de normalisation des comportements, induit également une dynamique d’usage, intrinsèquement subversive : « Force est de reconnaître que les patterns d’usages effectivement stabilisés ne correspondent que rarement aux usages anticipés par les concepteurs » (Proulx, 2000).

Cette dialectique du rapport d’usage ouvre l’analyse à des questions centrales de gouvernance. En effet, il ne suffit pas de projeter un usage à destination des utilisateurs des dispositifs d’intervention sociale, il convient d’anticiper également le(s) rapport(s) d’usage(s) que vont mettre en jeu les informations livrées.

Une recherche menée sur des expressions directes d’usagers via des forums ou des blogs sur l’Internet montre la façon dont les usagers se saisissent, individuellement et collectivement, de ces informations pour revendiquer leurs droits et, surtout, la possibilité de participer pleinement à l’organisation du dispositif d’action.

Les expressions collectées attestent qu’informer ne suffit pas : « nous avons besoin de comprendre par nous même. Ce n’est pas parce qu’on nous explique tel problème que cela suffit.[3] »

Les usagers s’expriment souvent sous forme revendicative : « Toutes les instances mises en place dans les établissements paraissent aux parents peu efficaces et ne répondent pas à leurs problèmes immédiats[4]. » Les expressions manifestent clairement la volonté des usagers de peser de tout leur poids sur le rapport d’usage : « Je pense que nous parents nous devrions nous unir pour que cela change, car ces gens là en voulant nous aider, et servir l’intérêt de l’enfant mettent à mal le droit des parents, de la famille.[5] »

La mise en jeu du rapport d’usage

Finalisé selon un principe d’individualisation des prestations délivrées dans le cadre de l’établissement ou du service, le livret d’accueil convoque spontanément des logiques personnelles, essentiellement du côté de l’usager. Cependant, la conception d’un dispositif communicationnel destiné à tous les usagers met en jeu des systèmes de représentations qui prennent en compte, tout autant qu’ils provoquent, des rapports collectifs.

C’est peut être dans cette dynamique qui aboutit à rendre collectives des problématiques initialement individuelles que le livret d’accueil (avec tous les dispositifs communicationnels destinés aux usagers qu’a introduit la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale) apporte le plus grand bouleversement. Les équilibres institutionnels, reposant sur des places et des rôles assignés par un jeu de représentations fait de domination et de différenciation, sont remis en cause.

Les partages de compétences sont interrogés : « Nous partons du constat que les conseils d’Administration ne jouent pas pleinement leur rôle de décision et de contrôle du fonctionnement des associations. La formation des administrateurs doit être assurée de façon à leur permettre de remplir complètement la charge pour laquelle ils ont été élus. Enfin nous avons constaté que la nouvelle loi de Janvier 2002 était encore très insuffisante dans la protection de certaines catégories de handicapés (notamment les travailleurs en CAT). Les contrôles de gestion et d’utilisation des fonds sont pour le moins améliorables.[6] »

Des stratégies de contre pouvoir se dessinent : « Les associations de parents à l’intérieur d’établissements : Elles n’existent malheureusement pas dans tous les établissements et leur mode de fonctionnement varie d’un établissement à l’autre. Ces associations peuvent pourtant être une aide précieuse pour chaque parent : les aider à sortir d’un certain isolement, leur donner l’occasion de se connaître et d’échanger. Si vous souhaitez créer une association de parents, prenez contact avec les personnes qui vous représentent au sein du Conseil de la Vie Sociale. Nous vous encourageons vivement à prendre cette initiative.[7] »


Conclusion

L’objectif de cet article, était de repérer en quoi les livrets d’accueil occupent une fonction de médiation dans la communication des organisations. L’analyse permet de complexifier la notion de médiation que peuvent remplir certains dispositifs communicationnels en dévoilant les enjeux qu’ils recouvrent. Naturellement, les livrets d’accueil des institutions d’action sociale sont fortement investis des représentations qui circulent entre professionnels et usagers. L’ingénierie des livrets et la mise à distance des usagers eux-mêmes dans ce processus révèlent de manière singulière les conceptions à l’œuvre dans le rapport professionnels/usagers. Les effets de forme ainsi que les discours qui accompagnent la mise en place de ces livrets mettent en valeur les jeux de pouvoir qui circulent autour des enjeux d’information. Les intérêts en présence, notamment entre usagers et professionnels, se manifestent dans les tentatives diverses qui configurent les rapports d’usage qui sont décrits par les livrets d’accueil.

Le rapport d’usage révélé par ces espaces communicationnels de médiation est marqué par de fortes tensions. Ces tensions ne constituent pas les incohérences du système mais les « différences de potentiel » qui structurent le « champ métastable » qui caractérise l’institution (Simondon, 2005). Les usagers, qu’une analyse classique du schéma de communication placerait comme récepteurs des informations conçues à leur endroit, se révèlent en fait être des acteurs de premier plan du dispositif.

C’est autour du délicat rapport entre individuel et collectif que se métabolisent les informations transmises selon une logique très interactive, systémique. La rhétorique accompagnant la réforme législative entendait placer l’usager – en tant que sujet individuel – au centre du dispositif. La mise en œuvre de ces droits nouveaux (dont le droit à l’information) réarticule autrement les postures en favorisant l’émergence de regroupements collectifs des intérêts des usagers.

Les livrets d’accueil apparaissent ainsi comme des compromis, des espaces de médiation : entre l’offre (institutionnelle) et la demande (des usagers), entre l’idéal projeté et sa construction pragmatique, entre le programme institutionnel et les stratégies des usagers, etc.

Cependant, ils restent surdéterminés par les enjeux de pouvoir qui environnent tout dispositif technique d’information et de communication. L’analyse montre qu’ils servent à définir avec soin les espaces d’action réservés pour eux par les professionnels. Ces derniers désignant les espaces qui sont concédés aux usagers.

Livrant des informations sur le « bon usage » de l’établissement ou du service, les livrets ouvrent la voie d’un détournement des règles d’usage. Plus les codes d’accès au système sont dévoilés, plus l’institution se met en risque d’être utilisée autrement que ce pour quoi elle a été conçue. C’est ce jeu de médiations – en fait de contradictions / négociations / tensions / conflictualités – que met en valeur une analyse précise de ces dispositifs de communication.


Bibliographie

CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard (1992), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil (Poche).

DE GAULEJAC Vincent & TABOADA LEONETTI Isabel (1994), La lutte des places. Paris Desclée de Brouwer, Marseille Hommes et Perspectives.

DELEUZE Gilles (2004), Foucault, Paris, Les éditions de minuit.

FOUCAULT Michel (1977), Surveiller et punir. Paris, Gallimard, NRF.

FOUCAULT Michel (1994), Histoire de la sexualité. Tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard.

GILLE Bertrand (1977), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, « La Pléiade ».

JANVIER Roland (2007), Recompositions organisationnelles et évolution de la catégorie d’“usager” dans le contexte de la “société de l’information” : L’exemple des usagers des services sociaux et médico-sociaux, Thèse en sciences de l’information et de la communication, Université de Haute Bretagne Rennes 2.

JANVIER Roland & MATHO Yves (2004), Mettre en œuvre le droit des usagers dans les organisations sociales et médico-sociales, Paris, Dunod.

LATOUR Bruno (2005), La science en action, introduction à la philosophie des sciences, Paris, La Découverte.

LE MOIGNE Jean-Louis (1995), Les épistémologies constructivistes, Paris, Presses universitaires de France, Que sais-je ?

MATTELARD Armand et Michèle (1995), Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, Repères.

PERRIAULT Jacques (1989), La logique de l’usage, Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.

PROULX Serge (avril 2000), La construction sociale des objets informationnels : matériaux pour une ethnographie des usages, Département des communications, Université du Québec à Montréal.

PROULX Serge (2001), Usages des technologies d’information et de communication : reconsidérer le champ d’étude ? in Actes du XIIème congrès nationale des Sciences de l’Information et de la Communication. Unesco, Paris (10-13/01/2001).

THEVENOT Laurent (1993), Essai sur les objets usuels. Propriétés, fonctions, usages, in « Raisons pratiques », n°4.

SIMONDON Gilbert (1958/1989), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, Res l’invention philosophique.

SIMONDON Gilbert (2005), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, éditions Jérôme Millon – collection Krisis.



[1] Article L. 311-4 du Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF).

[2] « Placer l’usager au centre du dispositif » a été le thème phare de la réforme qui a introduit l’obligation du livret d’accueil dans les institutions d’action sociale.

[3] Association Nationale  de Défense des Personnes Handicapées en Institution – Parents, professionnels, amis : http://www.andephi.org/.

[4] Ibid.

[5] Association Le Fil d’Ariane : http://le-fil-dariane-france-asso.fr/. Extrait du livre d’or.

[6] Andephi

[7] ANJEU TC (Association Nationale de Parents de JEUnes souffrant de Troubles dits du Comportement) : http://www.fraternet.org/anjeutc/.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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