L’usager immatriculé ? Evolution des figures d’usage

par | Jan 6, 2013 | Droit des usagers | 0 commentaires

Identifiées par un matricule, tel un numéro d’écrou, des figures d’usagers défilent, se succédant ou se cumulant, dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux. Ces idéaux-types d’usagers mutent au gré d’évolutions législatives qui en disent long sur les représentations qui déterminent le regard porté sur les personnes les plus fragiles de notre société.

Galerie de portraits :

L’usager n°98-657 :

Cet usager est issu de la loi du 29 juillet 1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions. C’est une loi ambitieuse qui posait, en son article premier (article L115-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles) que « La lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l'ensemble des politiques publiques de la nation. » La personne en situation d’exclusion se voit garantir ses droits fondamentaux dans tous les domaines de la vie sociale (emploi, logement, santé, justice, éducation, formation, culture, protection de la famille et de l’enfance). Cette ambition d’une citoyenneté affirmée, portée par les institutions sociales dans leur ensemble, mobilise tous les acteurs sociaux : entreprises, organisations professionnelles et syndicales, organismes de prévoyance et mutualistes, associations, mais plus largement encore, « les citoyens ainsi que l'ensemble des acteurs de l'économie solidaire et de l'économie sociale… »

La loi de lutte contre les exclusions, défendue avec opiniâtreté par des organisations telles que le Mouvement « ATD-quart-monde », réintroduit la question de l’intégration sociale comme choix politique au cœur de toutes les activités sociétales. L’usager qui émerge de cette volonté est pleinement citoyen, non pas porteur de droits spécifiques mais pleinement titulaire des droits de l’Homme et du citoyen. De l’intention affichée à ce qu’il en subsiste aujourd’hui – après avoir traversé les aléas des révisions du Revenu Minimum d’Insertion, puis du Revenu Minimum d’Activité pour finir sa chute dans le Revenu de Solidarité Active – force est de constater que les processus de mise à l’écart, de stigmatisation, voire de relégation, sont encore actifs, peut-être même plus vigoureux encore.

L’usager n°2002-2 :

Héritier de son « codétenu » de 1998, l’usager de la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale du 2 janvier 2002 est bien né de la volonté politique d’investir les bénéficiaires de l’action sociale et médico-sociale d’une « citoyenneté de plein exercice ». La difficulté méthodologique que posait cette visée est que les usagers en question n’étaient pas, à proprement parler, demandeurs d’exercer ces droits civiques et politiques. Hors les lobbys du champ du handicap, les autres (personnes en difficulté sociale, personnes âgées, familles en difficultés éducatives…) apparaissaient en ordre dispersé. C’est sans doute ce qui explique que cet usager-là est resté cantonné dans l’affirmation de droits individuels, plus attachés à sa personne – ce qui est déjà un progrès considérable – qu’à sa situation sociale. D’ailleurs, les modes de représentation collective prévus par la loi concernent bien des personnes désignées nommément au titre de leur situation au regard de l’établissement ou du service et non au titre d’une quelconque représentativité d’un groupe d’usagers.

Dans ce contexte particulier, la promotion de cette nouvelle figure d’usage butte encore aujourd’hui sur l’écueil individualiste. Ne sommes-nous pas, comme le dénoncent certains, plus proches de la figure consumériste du client que de celle du citoyen ?

L’usager n°2002-303 :

Nous devrions dire « patient » pour désigner cette figure qui fait irruption au même moment que l’usager des établissements et services sociaux et médico-sociaux mais, cette fois, dans le domaine de la santé. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, avant de manifester une intention des décideurs politiques, résulte des pressions exercées par certaines associations de malades. Pour comprendre ce mouvement revendiquant plus de droits, d’information et de transparence, de respect et de participation aux protocoles de soins, il faut se souvenir de l’impact sociétal que fut l’irruption du SIDA qui donna naissance à des associations telles qu’Act-Up ou Sidaction. C’est donc plutôt dans un rapport de forces, mettant en cause le pouvoir médical et la mégamachine sanitaire française, que se sont affirmés les droits des malades.

Cette figure d’usage est ainsi portée par une dimension beaucoup plus collective que pour son collègue n°2002-2. Les représentations sont associatives, via un agrément délivré par le ministère sur la base de la représentativité de l’organisation de patients.

Mais cette figure d’usage est également marquée par la spécificité du secteur sanitaire. Les processus thérapeutiques engagés dans les hôpitaux n’ont rien de commun avec l’accompagnement des situations sociales et médico-sociales des personnes accueillies. On ne vit pas dans un service de gastro-entérologie alors qu’on passe plusieurs années, souvent tout le temps d’une vie professionnelle, dans un foyer de vie ou une maison d’accueil spécialisée. Nous pourrions dire que l’usager n°2002-303 est un utilisateur ponctuel d’un service alors que l’usager n°2002-2 est un résident ou un habitant, inscrit dans une relation durable qui est la condition de l’efficacité de l’aide qu’il reçoit.

L’usager n°2005-102 :

La loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est une révolution. La figure d’usage qui émerge de cette législation est en rupture avec les figures évoquées précédemment. Jusque-là, nous étions dans une disposition qui consistait à envisager les situations individuelles qui éloignent la personne du jeu social, du fait d’un désavantage social, d’un handicap, de l’âge, de la maladie… Sous l’influence notamment des travaux de l’Organisation Mondiale de la Santé, la législation inverse cette conception des rapports sociaux en ce qui concerne les « personnes en situation de handicap ». Ce n’est plus l’individu qui est handicapé, c’est la situation qui crée le désavantage. Le rapport social n’est plus envisagé de l’individu vers son environnement mais de la société vers l’individu. C’est le concept d’inclusion qui prend toute sa dimension dans la perspective d’une société réellement en mesure d’offrir sa place à chacun. Le terme de compensation illustre cette inversion radicale : c’est à la société qu’incombe la responsabilité de compenser les écarts d’avantages, les différences de situations, les déficits individuels. C’est le règne de l’accessibilité.

Si la perspective d’une société totalement accessible dans toutes ses dimensions (emploi, logement, santé, justice, éducation, formation, culture, protection de la famille et de l’enfance) rejoint pleinement, pour le handicap, les objectifs déjà annoncés en 1998 pour l’exclusion sociale, les effets pervers de cette nouvelle figure d’usage doivent être évalués. En effet, le droit à compensation, posé sans nuance, ne risque-t-il pas de transformer la personne handicapée en victime ? Victime d’une société qui ne peut lui garantir le plein exercice de ses droits ? Victime d’une ville qui n’adapte pas l’accès à ses services publics ? Victime de représentations sociales qui stigmatisent la différence ? La personne handicapée n’a rien à gagner à devenir la victime de la société. Ce qui est, finalement, une position toute aussi excluante, au plan symbolique, que la réclusion dans des institutions spécialisées.

Cette figure d’usage, née dans la constellation du handicap, mérite d’autant plus à être interrogée qu’elle apparaît très centrée sur les handicaps les plus faciles à assimiler socialement, voire qui appellent de la compassion qui est encore une forme de stigmatisation (il n’aura échappé à personne que la question de l’accessibilité est fortement dominée dans son traitement architectural, social et politique par le handicap moteur). De plus, la victimisation de la personne handicapée émerge au moment où la stigmatisation d’autres usagers fait irruption dans les débats de société (demandeurs d’asile, mineurs délinquants…). Ce n’est pas neutre.

L’usager n°2009-879 :

La loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite « loi HPST » jette un nouveau pont entre le sanitaire et le social en se fondant sur le concept global de santé. Ce faisant, la législation instaure une porosité entre les figures d’usage précédemment identifiées. Il y aurait moins de différence que nous le pensions entre les patients et les usagers ? La loi « Kouchner », sur le droit des malades, vue plus haut, nous a permis d’identifier les différences de nature et de forme entre l’action sanitaire et l’action sociale. Dans un mouvement inverse, ce qui permet, aujourd’hui, d’estomper ces différences tient essentiellement à un point de vue : le rapport entre les personnes accueillies ou accompagnées n’est considéré que sous l’angle technocratique du dispositif d’intervention. Autrement dit, l’usager et le patient se fondent l’un dans l’autre si ne sont observées que les caractéristiques de leur relation instrumentale à un dispositif technique d’intervention. Par exemple, la notion de satisfaction est identique entre un malade, un résident de Centre d’Hébergement et de Réadaptation Sociale ou une famille accompagnée en Assistance Educative en Milieu Ouvert si n’est envisagé que le niveau de performance de l’acte, strictement réduit à sa dimension prestataire (le temps d’intervention, la qualité des repas ou des lits, la bonne délivrance des informations : toutes notions standard attachées à la réduction du travail accompli à une simple prestation).

C’est en ce sens qu’il apparaît que la figure d’usage issue de la loi HPST est fortement marquée par une instrumentalisation des rapports d’usage. A ce jeu semblent se prêter les associations d’usagers (qui affirment représenter indifféremment les usagers du secteur médico-social et les patients du champ sanitaire) qui apportent, par leur participation active, leur caution à ce que d’autres – mais qui n’ont pas voix au chapitre – dénoncent comme une parodie de démocratie participative.

Conclusion : que sera l’usager n°2013-XXX ?

En ce début d’année 2013, moment propice aux vœux, nous pouvons formuler le souhait de voir apparaître, enfin, l’usager citoyen qui, depuis de trop nombreuses décennies est resté un serpent de mer dans les méandres de la législation de l’action sociale.

Ce sera peut-être l’opportunité à saisir avec la loi en projet relative à la dépendance ? Le choix, déjà annoncé, de ne pas traiter ensemble les situations liées au handicap et celles attachées au grand âge, autour du concept central de « 5ème risque » doit être interrogé.

La création d’une cinquième branche d’assurance sociale, garantissant la solidarité de tous face aux risques de perte d’autonomie et reposant sur le principe de répartition (chacun contribue selon ses moyens et bénéficie selon ses besoins) serait une perspective riche qui contribuerait à refonder la figure d’usage du citoyen telle qu’elle s’est révélée au sortir de la seconde guerre mondiale avec le Conseil National de la Résistance.

L’usager 2013-XXX n’a besoin ni de compassion, ni de charité. Il s’inscrit dans une figure d’usage qui est un rapport social démocratique fondé sur les principes républicains :

  • La liberté qui assure à chaque citoyen la responsabilité de ses choix et garantit son autonomie ;
  • L’égalité qui permet à chacun de se sentir l’égal des autres, non pas dans une société de semblables (tous pareils) mais dans une société d’égaux (les mêmes droits malgré les différences) ;
  • La fraternité qui mobilise l’attention réciproque et bienveillante de sujets différents portant un idéal commun et ouvre la belle perspective d’une société de solidarité.

 

Roland JANVIER,

Concarneau, le 6 janvier 2013

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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