Refonder les pratiques démocratiques des établissements sociaux et médico-sociaux

par | Août 23, 2005 | Communication | 0 commentaires

INTRODUCTION

La thèse qui sous-tend cet exposé est celle d’une technicisation remarquable des processus de travail dans le champ de l’action sociale et médico-sociale. Des dispositifs techniques précis sont en train de s’implanter dans le fonctionnement des établissements et services. Nous assistons en ce moment – sous l’impulsion de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale – à une montée en puissance du fait technique dans les établissements et services.

Ce phénomène représente une mutation tellement déterminante des conditions de l’action qu’il peut constituer un risque, notamment pour les droits des personnes accueillies.

Pour limiter ce risque, il convient de prendre la mesure des évènements en cours pour les comprendre. Déconstruire les phénomènes techniques en cours d’élaboration pour en saisir l’impact est un moyen de refonder les pratiques démocratiques des institutions sur de nouvelles perspectives.

Telle est l’ambition de cette contribution aux débats qui agitent actuellement les institutions.


.I. LES DISPOSITIFS TECHNIQUES DES ETABLISSEMENTS ET SERVICES

.I.1. L’accroissement technique

C’est donc à un nouveau mode d’approche technique que nous assistons ainsi qu’à son développement. Ce fait n’est pas propre au secteur social, il concerne toutes les formes de production : entreprises privées, administrations publiques, temps libre et loisirs.

L’évaluation interne/externe : nouvelle forme de régulation

Posant le principe général que toutes les actions doivent être évaluées, le législateur impose un autre regard fondé sur le concept de qualité des prestations. L’évaluation interne fait référence aux démarches qualité, sorte de système continu de rétroaction sur le dispositif d’intervention en fonction des résultats mesurés. L’évaluation externe fait lointainement référence au dispositif d’accréditation du champ sanitaire, sorte de vérification par un tiers de la cohérence entre ce qui est annoncé et ce qui est réalisé : les promesses sont-elles tenues ?

Il s’agit là d’une nouvelle forme de régulation des actions, d’adéquation du dispositif aux missions et aux objectifs, d’ajustement des moyens aux fins (ou l’inverse si on est pessimiste), de cohérence interne du fonctionnement. L’incidence technique de ce fait est indéniable et crée un cadre nouveau, et relativement inédit pour ce secteur d’activité.

La judiciarisation des rapports : nouvelle forme d’évaluation

En arrière plan de cet accroissement technique se profile la judiciarisation grandissante des rapports : droits de recours amiables et contentieux largement ouverts aux usagers et à leurs familles, pénalisation des contrôles qui sont nettement renforcés, développement d’une gestion judiciaire des contentieux (la Commission Interrégionale de la Tarification Sanitaire et Sociale est devenue le Tribunal Interrégional de la Tarification Sanitaire et Sociale), renforcement du régime des responsabilités civile et pénale.

Ce mouvement correspond à une expansion dans l’espace public des modalités de régulation interne des institutions, à une publicisation (sur le versant judiciaire) de l’évaluation : c’est le juge qui est convoqué à dire le « bien ».

La technique juridique – car il s’agit bien d’une « technique » – devient un élément incontournable que tout cadre de l’action sociale doit maîtriser et utiliser à bon escient.

L’instauration de dispositifs techniques complexes : nouvelles légitimités

Nous l’avons déjà évoqué, et nous y reviendrons, les établissements et services doivent développer des dispositifs techniques de plus en plus complexes dans des domaines aussi divers que la gestion de la relation d’aide, la gestion des ressources humaines, la gestion des systèmes d’information, la gestion budgétaire, etc.

Dans ce mouvement, nous assistons à un déplacement de la légitimité qui passe du bien-fondé du projet d’action (rappelons-nous le temps des fondateurs qui ont créé des institutions dans des conditions humaines, matérielles et techniques qui feraient frémir aujourd’hui les inspecteurs de la DDASS et les commissions de sécurité) à la qualité du processus, voire des procédures. Ce qui est légitime, ce sont les actions qui respectent un cahier des charges explicite ou implicite en référence à des normes, à des modes d’emploi, à des protocoles, à des pratiques référencées.

Ce déplacement de la légitimité ne signifie pas forcément la disparition de notions telles que le projet, la mission de service public, l’intérêt général ou l’utilité sociale, voire même les notions de valeurs et de déontologie. Ce qui se passe, c’est la reconnaissance d’une fonction intégrée de la technique, conçue comme espace transitionnel entre le projet et son destinataire.

L’émergence de nouveaux objets techniques : nouveaux espaces de médiation

L’actualité des établissements et services se trouve donc envahie par une multitude de nouveaux moyens techniques : livrets d’accueil, contrats, indicateurs budgétaires, tableaux de bord, logiciels, moyens de communication, etc.

Ces outils techniques peuvent être considérés comme de nouveaux moyens de médiation au sens où la technique peut être entendue comme translation entre l’intention et le bénéficiaire.

Finalement, je postule que les fondamentaux du « travail sur autrui » (Dubet 2002) restent globalement inchangés mais que ce sont les vecteurs de ce travail qui mutent dans un contexte technique renouvelé. Autrement dit, les supports techniques qui s’imposent aux établissements et services peuvent être mis au service des mêmes finalités. Cela suppose de revisiter le rapport complexe qu’entretient le champ de l’action sociale avec la technique …

.I.2. A propos de technique

.I.2.1. Technique et culture

A ce point de notre exposé, il semble utile d’opérer un détour sur la question de la technique : le rapport entre technique et culture ; les conditions d’émergence de la technique (le rapport entre forme et matière) ; les modalités de développement technique.

Un clivage originel redoutable

Dès l’origine de la pensée philosophique, une distinction s’est opérée entre le monde des idées et celui des objets, de la matière, le premier étant plus noble que le second. Ce clivage originel, portant à réduire la matérialité du monde à une fonction subalterne, éloignée des enjeux de la spéculation théorique a produit un effet redoutable : il a opposé la culture et la technique, empêchant de penser le lien qui caractérise ces deux formes – finalement extrêmement interdépendantes – de la vie sociale.

De manière caricaturale, nous pouvons dire que s’est développée dans l’histoire des idées – et donc des sciences, à de rares exceptions près – une grande autonomie entre les conceptions du monde, les représentations des phénomènes et leur concrétisation à travers des dispositifs techniques, des objets, des supports concrets. La pensée humaine a fait comme si les uns pouvaient vivre indépendamment des autres.

Le travailleur social : technicien de la relation ?

Il n’est donc pas surprenant, dans ces conditions, que le travail social n’ait pas échappé à cette sorte de défiance à l’égard des phénomènes techniques. Il me semble cependant que ce secteur a, plus que d’autres, été particulièrement hermétique à la question technique. Peut-être parce que la noblesse du dessein ne pouvait supporter de se corrompre dans un dévoiement technique ?

On peut ici reprendre l’expression utilisée un temps pour définir l’éducateur spécialisé : « technicien de la relation ». De façon tout à fait paradoxale cette formule signifie que la relation ne supporte aucune autre médiation que la personne – le corps – de l’éducateur lui-même. Aucune technique ne pouvait altérer cette relation pure, absolue. Cet exemple me semble très symptomatique du rapport que le travail social entretient avec la technique : rapport de distance, voire de clivage.

Rappelons-nous les controverses qui ont marqué les grands moments techniques de l’évolution du secteur social : Par exemple avec l’informatisation des bases de données et la polémique qui s’est développée autour des projets « AUDASS » et « GAMIN »[1]. Nous pourrions également citer les réactions qu’avait suscitées la décentralisation dans les années 80 et, plus récemment, les fortes résistances – qui font encore débat – face à la loi 2002-2.

D’une culture de l’oral à une culture technique …

L’enjeu pour le secteur social et médico-social est de quitter une culture de l’oral. Cette culture de l’oral a ceci de particulier qu’elle réserve la lisibilité du système à quelques initiés, aptes à comprendre les codes et les rites d’échange, qu’elle instaure une transmission très sélective de ses savoir-faire dans la mesure où il est impossible de les objectiver, de les formaliser. Il n’y a qu’à voir le type de langage utilisé (« ça m’interpelle quelque part… »), l’usage abusif des sigles (CCSD, SESSAD, IOE …), l’abondance de termes détournés (par exemple « troubles comportementaux » ne signifie pas un diagnostic psychiatrique – troubles du caractère et du comportement – mais des problèmes d’adaptation sociale).

La culture technique est aux antipodes de cette culture de l’oral. Elle repose sur une objectivation du réel, mettant à distance, autant que faire se peut, la subjectivité de l’observateur. Elle se donne à voir étant en mesure de décrire toutes les étapes d’un processus, de sa conception aux effets de l’action. Elle se matérialise dans des dispositifs concrets, observables, palpables, mesurables et évaluables. Son langage est opérationnel, finalisé par la dimension matérielle de l’action. Sa pertinence est positivement perceptible : ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas.

.I.2.2. La forme et la matière

La pensée technique, la conception d’objets et de dispositifs techniques, comme la culture, ne sont pas les résultats d’une évolution positiviste de l’univers, ni le produit d’accumulations linéaires. L’évolution technique est marquée par des ruptures, des discontinuités qui déterminent ses rapports complexes avec son milieu.

Un jeu de contraintes réciproques

La technique est dépendante du contexte, des contraintes de l’environnement physique et culturel, des limites de la matière – à entendre au sens large – en ce sens qu’elle in-forme le milieu dans lequel elle se développe comme la matière qu’elle traite, c’est-à-dire qu’elle leur donne forme et, ce faisant, qu’elle les modifie et se modifie dans un rapport de proximité et de contact.

Il n’existe pas un lien de cause à effet entre la forme et la matière, c’est-à-dire que la matière ne détermine pas exclusivement la forme bien qu’elle constitue un ensemble de contraintes incontournables. Par exemple, la configuration des premières sagaies de l’homme préhistorique a été conditionnée par le fil du bois utilisé leur donnant la possibilité d’une forme longiligne. Cependant, il a fallu d’autres conditions pour rendre possible l’émergence de cet outil : conditions de préhension par la main humaine, conditions culturelles de conception de l’instrument, conditions sociales de la chasse, etc.

Le même jeu de contraintes peut être étudié en ce qui concerne les objets techniques du travail social. Par exemple les conditions de faisabilité du contrat de séjour devaient être réunies avant que le législateur l’intègre dans un cadre législatif. Sa configuration a été conditionnée par le droit du contrat, pensé d’abord dans le cadre des échanges commerciaux de biens. D’autres conditions ont à la fois rendu possible l’invention du contrat de séjour et l’ont formaté : juridiciarisation du rapport des usagers avec les établissements (essentiellement initiées dans le secteur des personnes âgées), représentations de la capacité civile à contracter des bénéficiaires, acceptation culturelle de l’introduction du droit du contrat dans la relation d’aide (initiée par son lointain ancêtre que fut le contrat RMI en 1988), etc. Et, dans le même mouvement, l’introduction du contrat comme support technique de l’action modifie le milieu qui l’a rendu possible et dans lequel il émerge, déployant des effets nouveaux.

Le geste et la parole

Une autre dimension de l’évolution technique doit être évoquée, le rapport entre le geste et la parole. Contrairement à une idée reçue, le geste et la parole sont apparus en même temps dans l’histoire de l’homme. Le passage de la position horizontale à la position verticale a modifié la configuration du crâne humain, ouvrant un espace au développement de l’encéphale, libérant les membres supérieurs et la mâchoire dans le même mouvement. C’est la libération de la main qui a conféré à l’être humain la possibilité de devenir porteur d’outil, c’est-à-dire d’accomplir les premières opérations techniques (préhensions, percussions, frottements, lancements, etc.). La verticalité a également libéré la mâchoire créant les conditions favorables à la formulation des sons. Ces deux opérations étant liées à la symbolisation.

Contrairement à ce qui se passera ensuite par une dérive philosophique, il n’y a donc aucune distinction originelle entre culture et technique, ces deux facettes de l’humanisation s’étant déroulées simultanément.

Pour ce qui concerne le travail social, on peut donc penser que le divorce culturel entre la « parole » (l’aspect pur de la relation à l’autre) et le « geste » (les filtres qui viendraient perturber ce rapport idéalisé) a constitué un frein majeur à l’intégration de la technique dans le travail sur autrui. D’ailleurs, chacun se souvient de la manière dont étaient envisagées les « techniques éducatives » : des supports à la relation éducative qui n’ont jamais été reconnus pour leurs valeurs propres (par exemple, les activités de création n’ont pas été reconnues au départ, comme expressions artistiques à part entière, de même que nous avons connu une remise en cause des ateliers techniques – pré-professionnels au bénéfice des ateliers éducatifs).

L’objet technique, le monde technique, le contexte culturel

Les quelques éléments, non-exhaustifs, qui précèdent, permettent de modifier notre regard sur l’objet technique. Celui-ci n’est pas un ajout, une excroissance des pratiques, un surplus contraignant, il est la mise en forme, à un moment donné de l’histoire de l’homme et des sociétés, d’un rapport complexe entre la culture et ses expressions matérialisées dans des formes, entre ces formes et les matières qui les configurent et les permettent, entre le geste et la parole. Les objets techniques sont un compromis provisoire entre tous ces éléments, ils signifient l’état présent d’une construction sociale, de représentations, de jeux d’individuations.

Ces objets techniques n’existent pas ex nihilo, ils sont apparus dans un milieu donné comme résultat de rapports de forces contradictoires (par exemple la revendication de reconnaissance des usagers portée par quelques lobbies face à l’immobilisme des établissements), de conditions de faisabilité réunies à un moment précis (par exemple l’affaiblissement de la légitimité associative qui rendait possible une irruption du contrôle public dans l’espace institutionnel), de mutation des stabilités d’un système ouvrant la possibilité de créations de nouvelles formes techniques (par exemple la révélation de maltraitances dans les institutions rendant nécessaire une nouvelle définition de « bonnes pratiques »). C’est au cœur de cet ensemble composite, qui le fait apparaître et qui se modifie sous son influence, qu’il faut considérer l’objet technique.

.I.2.3. Les modalités du développement technique

Pour achever ce détour sur la question technique, il faut aller voir du côté des conditions du développement technique, ne serait-ce que pour déconstruire une conception positiviste de la chose et en tirer des enseignements sur la situation actuelle du secteur social et médico-social.

L’invention

Un premier mythe est à interroger, celui qui laisse penser que l’invention ne serait que le résultat du génie d’un homme, sans lien avec son environnement, sorte d’acte de pure créativité.

Nous avons vu plus avant que les conditions d’émergence des objets techniques sont fortement dépendantes d’un ensemble de faits, d’éléments contextuels, de facteurs culturels, de société et de civilisation. Le moment de l’invention ne peut être autre chose que la rencontre d’une idée, d’un besoin et d’un milieu favorable. L’absence d’un seul de ces éléments rend impossible toute création technique : A quoi aurait servie l’idée du four à micro-ondes avant l’invention du feu qui permit la cuisson des aliments ? A quoi aurait servi le tire-bouchon s’il n’y a pas besoin d’ouvrir des bouteilles ? A quoi aurait servi internet avant de découvrir qu’il existait d’autres continents ?

Ce triptyque (idée-besoin-milieu) qui caractérise les conditions de l’invention permet de regarder autrement ce que nous avons identifié comme de nouveaux objets techniques dans les processus de travail. La technicisation n’est pas le produit d’une création dans l’absolu (fut-elle celle d’un technocrate du ministère ou de quelques pionniers de l’action sociale) mais la combinaison d’une idée (pas forcément portée par un inventeur isolé) – en l’occurrence celle d’améliorer le fonctionnement global d’un champ d’activité – d’un besoin – en l’occurrence un jeu d’attentes sociales sur la place de chacun dans les rapports de citoyenneté porté par la revendication de certaines organisations – et d’un milieu favorable – en l’occurrence une société confrontée à ses propres dysfonctionnements dans un contexte économique portant le souci de rentabiliser ses investissements sociaux.

La transmission

En fait, l’invention, dans les conditions que nous venons de décrire de manière théorique, est un phénomène rare. Les progrès techniques se réalisent plus souvent par des mécanismes de transmission d’une civilisation à une autre, d’une société à une autre, d’une communauté à une autre. S’opèrent des transferts techniques, au gré des contacts entre groupes humains, des déplacements géographiques, des métissages culturels. C’est ainsi que nous pouvons observer la transmission d’objets techniques, selon des conditions précises, au travers de l’histoire des civilisations.

Dans le champ de l’action sociale, il en est de même. Ce milieu n’est pas hermétique à son environnement, d’autres champs l’influencent :

  • N’en déplaise au rétifs, le champ de l’entreprise marchande de production de biens et de services, ce secteur concurrentiel d’activité « purement économique » (comme s’il y avait un économique qui puisse être pur), modélise des formes d’organisation qui se transfèrent au secteur social (par exemple, en ce qui concerne les théories du management) ;
  • Le champ de l’administration publique qui dispose de ses normes propres et qui influence les formes techniques des organisations de statut privé (par exemple par l’imposition des normes comptables publiques qui entrent en conflit avec les règles de la comptabilité associative) ;
  • Le champ scientifique qui construit des modèles d’appréhension des phénomènes qui configurent la technicité des interventions sociales (par exemple les récentes évolutions bio-génétiques en ce qui concerne l’autisme) ;
  • Le champ sanitaire dont la réforme a précédé la rénovation de l’action sociale introduisant de nouveaux outils qui traversent la frontière poreuse de ces deux secteurs originellement très proches (par exemple le principe d’accréditation).

Ces phénomènes de transmission permettent une lecture plus éclairée des mutations techniques dans l’action sociale, voire une anticipation des évolutions si nous prenons le temps d’observer ce qui se passe ailleurs.

Il est à noter que le phénomène de transmission n’est pas à sens unique : il faudrait prendre le temps de repérer des pratiques développées dans le travail social qui inspirent les évolutions des autres systèmes. Par exemple, le secteur industriel envie actuellement cette capacité des organisations sociales à différencier les interventions, à singulariser à ce point les réponses aux besoins des usagers.

Si nous repérons que l’accroissement technique se réalise par transmission d’un champ d’activité à un autre, il nous reste à voir ce qui rend possible ce transfert.

Les mécanismes d’adoption technique

Pour qu’une technique soit transférée, il ne suffit pas qu’elle soit transférable (c’est-à-dire théoriquement adaptée à un autre champ d’activité), il faut encore que les conditions de son adoption soient réunies. Nous en citerons deux :

La première condition est que l’innovation technique réponde à un besoin dans ce nouvel environnement. La qualité intrinsèque de l’innovation et ses capacités d’adaptation ne servent à rien si elles ne constituent pas une réponse à un besoin identifié. Par exemple, les techniques de conservation alimentaire ne servaient à rien dans des tribus qui ne connaissaient pas de variation de leur potentiel de gibier au fil des saisons. A quoi serviraient les techniques de gestion des stocks de pièces détachées et de leur nomenclature dans un service d’assistance éducative en milieu ouvert ?

La seconde condition concerne le milieu culturel de l’adoption. Une innovation technique qui ne rencontre pas un « appétit culturel » n’a aucune chance de s’implanter car elle risque de provoquer un rejet du greffon. Les préhistoriens l’ont, par exemple, constaté en matière de mode vestimentaire : un vêtement de qualité thermique supérieure ne s’imposait pas automatiquement si le milieu culturel ne le reconnaissait pas. Certaines formes rigoureuses et formalisées d’organisation, qui auraient une certaine efficacité dans les établissements sociaux, ne se transfèrent pas du fait des ruptures culturelles qu’elles impliqueraient.

.I.3. Les Dispositifs Socio-Techniques d’Information et de Communication

A travers les lignes qui précèdent, se dessine un profil de ce que j’appelle la technicisation des processus dans le travail social. Cette technicisation se manifeste à travers des dispositifs précis, formalisés, des normes. Ces dispositifs allient une dimension technique et une dimension sociale, ils touchent aux systèmes d’information et de communication. Tentons succinctement de mieux les repérer.

.I.3.1. La loi 2002-2 modifie les formes d’information et de communication des établissements et services sociaux et médico-sociaux

Par son ambition, cette loi intervient sur plusieurs aspects du fonctionnement des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Les objectifs annoncés étaient clairs, ils impliquent une modification des formes d’information et de communication :

  • Améliorer la place des usagers : La loi instaure des outils pour garantir les droits qui sont de nouveaux supports techniques à la relation.
  • Améliorer la coordination et la planification du dispositif : C’est en amont et en aval des établissements que se restructurent les méthodes de gestion des informations.
  • Elargir le champ de la loi de 1975 : L’élargissement du champ de compétence de la loi relative aux institutions ouvre de nouvelles dimensions à l’action, en ce qui concerne sa définition, son organisation, ses méthodes.
  • Améliorer la régulation du dispositif : La régulation impose de nouveaux outils, de nouvelles techniques de gestion, de prévision, de comparaison, de prospective.
  • Réformer la tarification : Ce dernier objectif, de portée économique, tend à rationaliser les modes de gestion avec des ratios, des indicateurs, des tableaux de bord.
Une mutation des normes : normes de droit ou normes de marché ?

La première caractéristique du champ de l’action sociale et médico-sociale réside dans la notion de service public (terme non-retenu dans la loi malgré les préconisations du rapport Terasse) formulée de façon plus édulcorée : « mission d’intérêt général et d’utilité sociale ». La seconde caractéristique est que cette mission est, pour la majorité des actions, déléguée au secteur privé associatif (à hauteur environ des ¾ [2]). La troisième caractéristique est que ce secteur est de moins en moins éloigné du secteur concurrentiel.

Ces trois caractéristiques configurent, aujourd’hui, de manière originale l’action sociale et médico-sociale en la situant en tension entre, au moins, trois types de normes : Les normes de droit, les normes associatives et les normes de marché. Les associations doivent donc gérer la recherche d’une triple légitimité ainsi que les contradictions possibles entre ces registres :

  • Légitimité de la conformité à la commande publique, au cadre législatif de la mission toujours déléguée par une collectivité publique ;
  • Légitimité du fonctionnement interne de l’association : instances statutaires, souveraineté de l’assemblée générale, conformité aux statuts, etc.
  • Légitimité à se situer dans des logiques concurrentielles, à rationaliser les formes de gestion, à améliorer la compétitivité, à optimiser le rapport qualité/prix.

L’incidence technique de ces caractéristiques et de leur évolution est forte en matière de communication et d’information.

Le régime des autorisations : logique concurrentielle ?

La réforme des Comités Régionaux de l’Organisation Sociale et Médico-Sociale (CROSMS) introduit une logique radicalement différente avec le passé. Jusque là, le premier promoteur à soumettre un projet avait plus de chances à décrocher un financement que les suivants : premier arrivé, premier servi ! Avec l’introduction des fenêtres d’examen qui permettent de traiter ensemble les dossiers relevant d’un même champ d’intervention (personnes âgées, adultes handicapés, etc.), s’ouvre l’ère des comparaisons possibles entre les offres. Il est donc possible de classer les projets en fonction de certains critères (qui ne seront pas, comme certains le craignent, strictement économiques). Même si on peut penser que la notion de « mieux-disant » ne sera pas réduite à celle de « moins-disant », notamment du fait de la composition des Crosms, il est certain que cette méthode ouvre la porte aux logiques concurrentielles.

C’est là un changement de références qui aura des répercussions importantes dans le fonctionnement du secteur, mettant en valeur la qualité technique des projets.

Le cadre budgétaire : domination de l’économique sur le projet ?

Ce qui a animé la réforme des procédures de tarification, c’est évidemment l’exigence de rationaliser les coûts dans un contexte politique défavorable à l’inflation des dépenses sociales. Cette volonté de maîtrise des charges a été gérée « à la hussarde » (Cf. les aléas des consultations sur le décret budgétaire du 23 octobre 2003) et dans le soupçon le plus pur de l’administration (une note de la DGAS citait dans un exemple l’association « Raptout » !).

L’effet induit par cette orientation impulsée par la loi est d’envahir un peu plus les responsables des établissements et services avec des techniques de gestion qui doivent être de plus en plus élaborées pour répondre aux exigences. Ce faisant, nous assistons à une domination de la logique économique sur celle du projet.

C’est un « virage technique » qui s’opère, provoquant des ruptures historiques et culturelles.

L’évaluation interne/externe : imposition de références de «bonnes pratiques»

La double évaluation imposée par la loi aux établissements et services les font entrer de plain-pied dans l’air du temps, au risque de heurter les prudences des professionnels à trop exposer leur art : le « tour de main » du travail social reste discret, difficile à exposer.

Plusieurs documents publiés dans la mouvance de la loi tentent d’expliciter l’originalité de ces évaluations avec l’accréditation propre au champ sanitaire, la distinction entre évaluation et contrôle. L’évaluation interne concerne une « auto-démarche qualité », portée par les équipes. L’évaluation externe est cadrée par un cahier des charges destiné aux organismes habilités, autonomes des pouvoirs de contrôle.

Cependant, le fait que la loi pose ces évaluations au regard de recommandations et de références de bonnes pratiques professionnelles pose un problème majeur : l’expression « bonnes pratiques » induit inévitablement une normalisation. L’évaluation risque donc d’être une mesure de la plus ou moins grande conformité à ces « bonnes pratiques » : or, apprécier un rapport de conformité, c’est faire du contrôle.

Ces critiques permettent de prendre conscience des enjeux qui traversent la question de l’évaluation. Nous percevons bien que ces notions de référentiels introduisent une nouvelle dimension technique à ces démarches et à la capacité à traiter les informations et à communiquer sur les actions menées.

La participation des usagers et de leur famille : renversement des légitimités ?

Dernier aspect concernant les formes d’information et de communication des établissements et services : la place ouverte aux usagers et à leur famille. Il y a bien, dans ce mouvement un bouleversement des légitimités. Le respect des droits des personnes accueillies et de leurs parents est le premier critère permettant de juger de la qualité du fonctionnement d’une institution.

Cette perspective, pas forcément nouvelle mais fortement réaffirmée dans la loi 2002-2, modifie en profondeur les axes de communication : la cible, c’est l’usager qui doit être « au centre du dispositif ». Tous les systèmes d’information et de communication sont finalisés par ce nouveau point de fuite. L’institution ne peut plus être autocentrée, elle doit d’abord répondre aux besoins de la personne accueillie.

C’est un bouleversement technique qu’induit ces mutations.

.I.3.2. Les outils garantissant le droit des usagers sont des dispositifs communicationnels

Ce bouleversement se manifeste, entre autre, par les outils visant à garantir les droits des usagers tels qu’ils sont prévus par la loi : livret d’accueil, contrat de séjour, règlement de fonctionnement, conseil de la vie sociale. Ils sont à envisager comme des dispositifs communicationnels.

Créés sur « l’intention » d’un (ou de plusieurs) « inventeur(s) » …

Comme nous l’avons déjà évoqué, ils ne sont pas nés de manière spontanée mais dans un contexte donné, d’abord marqué par une « intention », celle des inventeurs. En l’occurrence, il s’agit en premier lieu des décideurs politiques qui ont imaginé ces dispositifs en leur conférant une fonction, une utilité : garantir les usagers dans leurs droits.

Cette intention supposait donc un ensemble de représentations, d’énoncés, sur les prétendues attentes des bénéficiaires : attentes de participation, de voir garantis leurs droits fondamentaux, d’informations, etc. Il serait naïf de penser qu’il s’agit d’un regard objectif sur les personnes accueillies. Nous sommes en présence d’un ensemble complexe et composite de rapports de forces, de constructions sociales, de traductions politiques de mouvements d’idées transcrites sur l’agenda des décideurs, de visées sur les institutions elles-mêmes, etc.

Mais les décideurs n’ont pas livré des outils finalisés (sauf la charte nationale des droits et libertés), ils ont laissé le soin aux établissements et services d’achever les outils. A ce niveau entre en jeu un second niveau de représentations, celles des équipes professionnelles. Là non plus, il n’existe aucun lien mécanique entre la réalité et la construction de l’outil mais un autre ensemble de forces, de stratégies, d’objectifs, qui formatent ces objets techniques en fonction de l’intention des acteurs.

… Utilisés par des « usagers » …

Ces outils n’ont pas, en principe, vocation à rester dans les placards, ils vont être utilisés, mis en œuvre, éprouvés par la réalité quotidienne des fonctionnements institutionnels. Ils vont venir à la rencontre de leurs destinataires. Chacun sait que l’utilisation d’un outil, ça l’use ! Il va se patiner, s’éroder, se modifier pour se mettre en forme. Les bricoleurs savent que rien ne vaut le manche d’un vieux marteau ou d’un tournevis configuré par la main de son utilisateur. Il en sera de même dans le rapport entre les outils et les institutions (composées des professionnels et des usagers).

Cette « mise en jeu » des outils va les transformer, réorienter leur vocation première, patiner les intentions des inventeurs de premier rang.

… Induisant un « effet retour »

Ce fonctionnement des outils induira un « effet retour » vers les inventeurs, contribuant à faire évoluer les intentions initiales. Pour comprendre ce mouvement de rétroaction (le feed-back des cybernéticiens), il n’y a qu’à voir ce que sont devenus les téléphones portables sous l’impact de leur démocratisation et de leur utilisation par les adolescents : des appareils photo !

Il y a fort à parier que les outils visant à garantir les droits des bénéficiaires de l’action sociale vont développer des modifications importantes des jeux de représentations qui ont permis leur invention : modification des conceptions qui étaient construites sur les besoins des usagers, modification des catégorisations, modification des rapports de forces, de la conception des institutions, etc.

.I.3.3. Vers de nouveaux rapports d’usage

L’hypothèse sous-jacente est, qu’à travers la mise en œuvre des outils de la loi 2002-2, vont se structurer de nouveaux rapports d’usage qui redéfiniront la relation entre les professionnels et les usagers, entre les institutions et les bénéficiaires.

Le détournement d’usage

Il faut ici indiquer qu’un rapport d’usage, avec un objet technique (dans le cas présent avec un dispositif communicationnel) ne peut jamais être totalement contraint. Un jeu (au sens mécanique du terme) réside toujours dans ce rapport, laissant place à de possibles détournements de l’usage initialement prévu par le concepteur de l’objet.

L’usager conquiert une marge d’autonomie par le détournement, total ou partiel, de l’usage induit par la configuration de l’objet. Cela est encore plus vrai quand il s’agit d’un objet communicationnel, parce que la communication ne se réduit pas à la simple transmission d’un message entre un émetteur et un récepteur par le biais d’un vecteur. Il y a longtemps que les sciences de l’information et de la communication ont dépassé cette vision réductrice des échanges d’informations.

Le livret d’accueil, en apportant des informations sur le fonctionnement de l’établissement ou du service, livre à l’usager la possibilité de faire un usage « intelligent » du dispositif, c’est-à-dire de développer des stratégies pour tirer le meilleur profit de l’institution, en fonction de ses besoins, c’est-à-dire à son bénéfice.

Le contrat de séjour permet à l’usager de négocier sa place, de « tirer » le projet vers lui, vers ses intérêts, quitte à chercher à « détourner » la vocation première de l’établissement. Le règlement de fonctionnement est un mode d’emploi normatif de l’institution, définissant le cadre des possibles, il ouvre des perspectives de transgression, d’utilisation non prévue des règles et des repères. Les formes de participation prévues pour les usagers et leurs familles sont des espaces collectifs qui mettent en scène les rapports d’intérêts des acteurs en présence. Elles peuvent devenir le théâtre de jeux, conscients ou non, de récupérations, de détournements des objectifs, de modification des cadres de fonctionnement.

L’enjeu du mode d’emploi

Pour limiter ces détournements d’usage, l’inventeur cherche naturellement à apporter un certain nombre de contraintes dans l’utilisation de l’objet, par sa forme, les éléments de contrôle, les mécanismes d’action, limitant les marges d’erreur, les fluctuations, les zones d’incertitudes. Nous pouvons penser que les équipes professionnelles intégreront de telles fonctions dans les outils (par exemple : contenu des contrats, composition du conseil de la vie sociale).

Un autre élément joue un rôle déterminant dans la volonté de contraindre le rapport d’usage : c’est le mode d’emploi. Celui-ci ne dit pas tout ce qui peut être fait avec l’objet mais se limite à livrer les éléments indispensables à une bonne utilisation, multipliant les conseils de prudence, indiquant les espaces autorisés, les zones à risque. Le mode d’emploi tente de signer la prise de pouvoir de l’inventeur sur l’utilisateur. Il représente donc un enjeu important qui rendra plus ou moins possible l’évolution du dispositif communicationnel au cours de son utilisation. Plus il sera contraignant, plus le rapport d’usage sera enfermé dans des comportements attendus, moins l’effet retour sera productif. Nous serons alors en présence d’une technique figée, peu propice aux évolutions, à la création, à l’innovation.

Les consignes pour la rédaction des contrats, le règlement intérieur du conseil de la vie sociale sont à envisager comme des modes d’emploi. Leur mise en forme est à considérer comme un enjeu important pour la vie et l’évolution des outils de la loi 2002-2.

L’enjeu de l’accès aux codes (la boite noire)

Plus déterminant encore que le mode d’emploi est l’accès aux codes de la machine. En informatique, il existe deux grandes familles de logiciels : les logiciels commerciaux – pour lesquels il faut payer une licence pour avoir le droit de les utiliser – et les logiciels libres – que chacun peut télécharger librement. Dans le premier cas, seul l’ingénieur concepteur du produit a accès aux codes qui permettent de modifier le logiciel, dans le second cas, les codes sont connus de tous, permettant à tout un chacun de faire évoluer le produit au gré de ses besoins (ou de ses compétences !).

Cette image des logiciels peut être transposée à d’autres domaines d’activité. Sur un plan symbolique, le « code » des dispositifs institutionnels constitue un enjeu démocratique. Qui a effectivement accès aux parties du mécanisme qui permettent d’en modifier le fonctionnement ? De faire évoluer le dispositif ? De l’adapter à l’évolution des besoins ?

La « boite noire » des machines, c’est le pouvoir du technicien sur l’opérateur. La boite noire des institutions sociales et médico-sociales c’est le pouvoir des intervenants sur les usagers. Si seuls les professionnels connaissent les codes, il est probable que les usagers ne seront jamais acteurs à part entière. Si seul le directeur connaît les codes, c’est encore pire !

 .II. QUELLES PRATIQUES DEMOCRATIQUES ?

 La complexité de ce qui précède permet d’entrevoir en quoi nous pouvons dire que « La mise en œuvre des dispositifs techniques [représentent] un usage à risque pour garantir le droit des usagers ». Mais le risque n’est pas celui que l’on croit. Le titre de cette intervention n’évoquait par pour moi un risque quelconque pour les institutions sociales, mais le risque de passer à côté des enjeux démocratiques que contient cette évolution du contexte technique des établissements et service.

Quelles sont les conséquences prévisibles de cette technicisation des processus de travail dans le champ social et médico-social ?

.II.1. Recomposition des formes de professionnalité

.II.1.1. Le choc des postures professionnelles

L’impact du processus de technicisation décrit ci-dessus ne laissera pas indemnes les postures professionnelles.

La fin des figures professionnelles inspirées du modèle religieux

C’est le modèle religieux qui a été la matrice des figures professionnelles du travail social : image du clerc, rapport au sacré, etc. La particularité de ce modèle est de situer le sanctuaire de l’action dans la personne même de l’intervenant, interdisant toute autre médiation dans la relation d’aide.

Le recours à des techniques de travail fait rupture avec cette origine. L’intervenant social ne peut plus tenir le rôle du grand prêtre, il est attendu dans sa capacité à actionner des outils qui médiatisent le rapport à autrui. Le travailleur social devient un technicien au sens fort du terme : pas un technicien de la relation qui annihile le support technique mais un technicien qui sait utiliser les médias indispensables à l’action.

On peut donc penser que la technique met à distance l’intervenant et l’usager, ouvrant un espace d’autonomie, ce que ne permettait pas le rapport d’assistance du modèle religieux.

L’épuisement d’une phase historique des « métiers du social »

Avec cette mutation, nous voyons apparaître l’épuisement des figures classiques qui ont marqué l’histoire du travail social. La notion de métier se trouve de plus en plus interrogée, d’autant qu’elle fait référence aux métiers « canoniques » (éducateurs spécialisés, assistantes sociales) aujourd’hui rattrapés, voire dépassés, par d’autres formes professionnelles.

C’est la notion de profession qui émerge, c’est-à-dire la situation singulière d’un professionnel dans un contexte d’action au regard d’une mission. Ce qui prime dans la profession c’est la capacité d’adaptation, l’inventivité, notions éloignées de celles de statut et de formation initiale (faite une fois pour toute) du métier. Les formes de transmission ne sont pas les mêmes (Cf. la notion de « formation tout au long de la vie » et la VAE).

C’est bien sous l’impulsion de la technique que se joue cette mutation.

Les formes émergentes de nouvelles postures

Dans ce mouvement, les postures changent. Cela peut se résumer dans le slogan, que j’emploie souvent : « passer du face-à-face au côte à côte ». Il est aisé d’observer dans les structures innovantes les nouvelles postures professionnelles qui se développent : intervention collective, travail avec les groupes, groupes de parole, auto-organisation, territorialisation des interventions, participation des usagers, etc.

Ces nouvelles modalités d’intervention sont facilitées par le recours à des techniques qui se distancient des formes classiques de la relation d’aide (le fameux entretien de face-à-face des méthodes rogeriennes du « case work ») : utilisation des médias (journaux de quartier, expressions scéniques ou graphiques), recours à l’informatique (réseaux, internet), etc.

.II.1.2. Le choc des compétences

Ce changement des postures professionnelles introduit une redéfinition des compétences mobilisées pour l’action.

De nouveaux « médias » qui bousculent les compétences acquises

Tout d’abord, les supports techniques utilisés mobilisent des compétences nouvelles : communication, écriture, informatique, expression orale, etc.

Il est à noter que ces nouvelles compétences sont peu prises en compte dans les formations initiales des travailleurs sociaux :

  • Quelle formation sérieuse à l’utilisation de l’outil informatique (navigation internet, gestion de réseaux, pédagogie d’initiation, etc.) ?
  • Quelle formation à la conception d’un plan stratégique de communication ?
  • Quelle formation à la conception et à la réalisation d’éléments graphiques d’information et de communication ?
  • Etc.
Une évolution des connaissances requises autour de l’acte professionnel

Ne sommes-nous pas en train d’assister à la fin du règne de la « psychologisation » du rapport de travail ? Il n’est pas ici de mon propos de jeter le bébé avec l’eau du bain et inciter à perdre les acquis considérables de la psychologie et de la psychanalyse dans le travail social. Il me semble cependant légitime de se demander si ce mouvement n’a pas exposé les professionnels du social à « perdre leur âme », leur laissant croire qu’il pouvaient devenir des thérapeutes au sens quasi freudien du terme.

L’irruption d’outils techniques dans l’action sociale modifie les domaines de connaissance requis, incitant à acquérir des connaissances complémentaires qui libèrent de l’enfermement dans la relation duelle : animation de groupes, gestion de projets, compétences à construire des outils de communication, etc.

L’acte professionnel, parce qu’il se décentre du modèle thérapeutique, s’ouvre à d’autres espaces de travail, élargit les champs de compétences.

De nouveaux référentiels techniques plus extérieurs aux acteurs

Et c’est la technicisation du procès de travail qui provoque cet enrichissement des tâches, parce que le recours à des objets techniques déplace le centre de gravité de la relation d’aide. Il ne s’agit plus seulement de ce « colloque singulier » (et isolé) entre un intervenant et un usager-patient, des moyens techniques sont utilisés qui ouvrent la relation, créent une triangulation.

Dans ce déplacement se construisent de nouveaux référentiels techniques qui alimentent le travail. Par exemple, le fait qu’il existe un livret d’accueil dans le protocole de premier contact avec la personne accueillie modifie sensiblement la façon de présenter l’établissement : le professionnel ne présente plus seul le fonctionnement en faisant visiter les locaux, il a un support qui objective la présentation, qui guide le parcours de découverte et qui de plus laisse une trace au-delà de ce premier contact.

Un nouveau regard sur la compétence des usagers eux-mêmes

Ce qui vient d’être esquissé des modifications en cours laisse présager un autre changement déjà évoqué : le changement de place de l’usager dans l’organisation, notamment du fait du regard porté sur ses compétences, ses potentialités.

L’objectivation de la relation grâce à des médias crée la possibilité d’une reconnaissance des compétences propres de l’usager. Ne serait-ce que par le rapport d’usage qui s’instaure entre l’usager et l’institution du fait de nouveaux supports mis à sa disposition.

.II.1.3. Le choc des légitimités

La modification des postures professionnelles et des compétences crée les conditions d’une remise en cause des légitimités.

Déplacement du centre de gravité de la légitimité

Nous l’avons déjà dit : la légitimité se déplace du bien-fondé de l’action vers la qualité de la mise en œuvre des actions. Ce déplacement du centre de gravité ne remet pas en cause le projet mais le subordonne à la cohérence de sa mise en œuvre.

Nous assistons à une réarticulation de la fin et des moyens. C’est une révolution culturelle. Le temps n’est pas éloigné où le fait, pour le travailleur social, de savoir ce qui était bon pour l’autre permettait des comportements pas toujours respectueux de l’intégrité des personnes (« c’est pour son bien ! »).

Une légitimité plus fondée sur des aspects techniques (par exemple la qualité du dispositif) ne représente pas une mise à mal des valeurs à condition d’être en mesure de réconcilier la culture et la technique, au lieu de les opposer.

La compétence des professionnels et les aptitudes des usagers

Revenons sur la question des compétences : n’y-a-t-il pas un risque de voir la compétence des professionnels se diluer dans celle des usagers ? Il me semble qu’il faut insister sur le fait que c’est une double relégitimation qui se construit dans cette analyse :

  • D’une part, nous l’avons dit, la légitimité des professionnels, plus objective, plus extérieure, plus axée sur la manipulation d’objets techniques ;
  • D’autre part, la légitimité des usagers à faire valoir leurs capacités, leurs potentiels dans une relation plus distancée.

Il n’y a pas de risque de concurrence entre ces deux niveaux de légitimité, les compétences mobilisées n’étant pas inscrites dans le même registre. Je ne développerais pas ici ce que nous avons eu l’occasion d’expliciter avec Yves Matho[3], il n’y a pas de confusion possible entre la compétence des intervenants (acquise par une formation, sanctionnée par un diplôme, confirmée par une expérience professionnelle) et la connaissance impliquée que les usagers ont de leur situation (marquée par une expérience vécue, par l’affectif). L’une et l’autre sont indispensables à l’éclairage de la situation, à l’élaboration de l’action.

.II.2. Recomposition des catégorisations d’usagers

.II.2.1. Un contexte technique qui ouvre à de nouvelles représentations des usagers

Tel qu’énoncé en décrivant le rapport d’usage, nous pouvons formuler l’hypothèse que le contexte technique qui se dessine dans le champ de l’intervention sociale aura, à terme, pour effet de modifier les représentations à l’œuvre des catégories d’usagers. Ce mouvement est déjà engagé.

Le contexte politique : ruptures et discontinuités

Il semble clair que le contexte politique dans lequel s’élaborent les textes législatifs est un contexte mouvant, fait d’alternances, de ruptures et de discontinuités. J’avais ainsi identifié que l’année 2002 avait été particulièrement significative de ces accidents de parcours des représentations autour de la question des mineurs délinquants.

  • En janvier 2002 est publiée la loi de rénovation sociale qui postule implicitement que c’est par l’accès de tous à la pleine citoyenneté que notre société contribuera à la régulation de ses dysfonctionnements internes.
  • En septembre 2002, une nouvelle loi, marquée par un changement de majorité politique, nous dit l’inverse : c’est par la mise à l’écart des mineurs délinquants que nous assurerons la paix sociale et la sécurité des citoyens. Cette loi d’orientation et de programmation pour la justice instaurait les centres éducatifs fermés pour les adolescents multirécidivistes.

Ces à-coups de l’histoire du droit positif montrent, s’il en était besoin, que les phénomènes de représentation des catégories d’usagers sont fluctuants, soumis aux aléas des forces telluriques qui traversent et travaillent notre société.

Des lignes de forces peuvent cependant être repérées, non dans une logique de continuité et de construction positive, mais à travers les énoncés (au sens foucaldien du terme) qui se déploient, se composent et se modifient. Il est possible de formuler ici l’hypothèse que les mutations du contexte technique d’intervention sociale modifient constamment les catégories d’action.

Le contexte scientifique : de la naturalisation à la socialisation et à la compensation

La loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 est sans doute le fruit d’un mouvement scientifique qui s’est concrétisé dans une configuration législative après être passé par l’agenda politique des décideurs. Elle est la résultante d’une modification du regard scientifique porté sur les personnes en situation de handicap, relayée par les lobbies de ce secteur et saisie comme une opportunité politique par le législateur.

Elle fait suite à des modifications des nomenclatures (classification internationale des handicaps) qui sont le symptôme d’un déplacement de la problématique. Ce déplacement a permis de remettre en cause la naturalisation du handicap (c’est-à-dire une vision du handicap centrée sur la personne porteuse d’une anomalie) au bénéfice d’une vision plus socialisée (c’est-à-dire le handicap vu comme désavantage pour la personne inscrite dans un milieu de vie). C’est bien un changement essentiel de la catégorisation des personnes handicapées qui s’est opéré. L’élément déterminant de ce changement est l’approche scientifique qui se décline ensuite en éléments techniques : le dispositif législatif et administratif instauré par la loi.

Un des effets de cette évolution/rupture des représentations est l’introduction du droit à compensation qui crée un rapport radicalement différent entre la personne handicapée et la société. La conséquence en est la remise en cause des dispositifs spécialisés d’accompagnement et de prise en charge des handicapés au bénéfice d’un droit prioritaire à l’intégration. Il s’agit là d’une modification considérable des réponses techniques qui sont apportées aux personnes.

Le contexte économique : la pensée libérale

Le contexte politique et le contexte scientifique sont des facteurs majeurs de recomposition des catégories d’usagers de l’action sociale et médico-sociale, ils s’inscrivent cependant dans un paysage peut être encore plus déterminant : le contexte économique.

Ce début du XXIè siècle est marqué par une forte domination d’une sorte de pensée unique en matière économique : le libéralisme. Une analyse historique de type évolutionniste montre que le germe libéral, semé par la révolution française, n’a cessé de croître et de produire des effets de plus en plus larges sur tous les plans de la vie sociale. Le simplisme de cette approche doit être interrogé en observant plus finement les phénomènes (conditions d’émergence d’un tiers-secteur, développement d’économies non-monétaires, collectivisation de certains phénomènes, plus récemment résistance des alter-mondialistes, etc.). Nous retenons cependant que la montée en puissance de l’individu dans les rapports sociaux est un fait marquant de notre actualité sociale et que la concrétisation de cette dynamique dans les échanges économiques ouvre à une forme non-contrôlée des activités financières (délocalisations, spéculation, etc.) et à un retrait de l’Etat de ses fonctions régulatrices.

C’est sur ce fond libéral que se développent les recompositions des catégories d’usagers. Sous l’effet d’annonce de la citoyenneté pour tous, ils se trouvent classés dans des catégories hiérarchisées qui provoquent une plus ou moins forte discrimination.

Il est frappant d’observer la manière dont l’opinion publique s’émeut de certaines catégories (par exemple les handicapés moteurs socialement plus « visibles » – dans les deux sens du terme) et stigmatise d’autres pour mieux les rejeter (par exemple les mineurs délinquants). La question du libéralisme n’est pas éloignée de ces mouvements d’opinion si un rapport est établi avec la plus ou moins grande « rentabilité » des personnes, leur coût social et leur capacité à intégrer le système.

Enfin, la pensée libérale induit des formes précises de traitement qui ont plutôt tendance à renvoyer l’individu à la recherche de ses propres solutions (par exemple avec l’aide des subsides résultant du droit à compensation essentiellement traduit en allocations), éloignant les perspectives de solidarités plus collectives.

.II.2.2. Une mutation des représentations qui ouvre à de nouvelles formes techniques

Si le contexte technique (à travers ses expressions politique, scientifique et économique) modifie les catégorisations d’usagers, nous pouvons également affirmer que la mutation des représentations modifie les formes techniques de réponse et de traitement.

La construction du discours sur l’usager : l’individu, le sujet de droit et le citoyen

Pour avancer sur ce point, nous devons prendre le temps d’aller voir comment s’est construit un discours sur l’usager, comment il continue à se construire.

L’histoire de notre civilisation pourrait se résumer à l’accroissement de la figure de l’individu dans les rapports collectifs. L’humanisation de l’homme est marquée par une reconnaissance toujours plus fine d’une identité spécifique de chacun. C’est cette ligne de crête qui caractérise l’évolution des rapports sociaux de la tribu aux sociétés contemporaines. Cette analyse n’est pas à entendre comme une vérité en soi mais comme la façon dont l’homme, aujourd’hui, cherche à donner une cohérence à son histoire, à construire une origine et une évolution au mystère de son existence.

L’individu, reconnu dans ses droits, est la matrice de la pensée libérale initiée par la Révolution française et formalisée par la déclaration universelle des droits de l’homme. L’évolution de la conception des droits – des droits politiques aux droits sociaux – a permis l’émergence du sujet de droit. L’individu est garanti par le droit dans son rapport au collectif.

La figure du citoyen s’inscrit en arrière plan du sujet de droit, telle une intention volontariste, peu fondée sur des postures politiques opératoires, de manière incantatoire, sorte de leurre appuyé sur le principe général de l’égalité de tous.

Cette évolution du discours sur le sujet-citoyen est utilisée comme référence au discours sur l’usager : toute personne accueillie ou accompagnée par un établissement ou un service social ou médico-social est affirmée comme individu, sujet de droit et citoyen. C’est du moins la partie émergée du discours officiel. Dans les faits, c’est-à-dire dans les pratiques quotidiennes des institutions, des discours contradictoires sont identifiables, très éloignés des effets d’annonce … A l’inverse, ce discours est mis à mal par la capacité réelle de certaines personnes accueillies à occuper la place où elles sont convoquées, capacité très éloignées d’un idéal égalitaire.

La position singulière de l’usager : un non-lieu ?

Pour revenir aux trois champs du politique, de la science et de l’économie, on peut considérer qu’ils constituent, au-delà d’espaces d’émergence des discours et des représentations ou catégorisations, des espaces identitaires. Le champ politique identifie l’individu citoyen, le champ scientifique construit une représentation ontologique, le champ économique induit l’individu consommateur.

La spécificité des usagers de l’action sociale réside peut-être dans le fait qu’ils se trouvent, la plupart du temps, exclus de ces trois champs identitaires : exclus du champ politique (qui a tendance à réduire la citoyenneté au bulletin de vote), stigmatisés par le discours scientifique (par exemple en ce qui concerne le handicap), rejetés des circuits économiques (emploi et parfois consommation).

La spécificité de l’usager de l’action sociale est peut-être d’être un « non-lieu identitaire », de se situer à la périphérie de ces champs sans vraiment pouvoir s’y construire une identité repérable.

La technique comme solution : l’usager au centre du dispositif ?

Les réponses techniques apportées par la loi de rénovation sociale peuvent avoir été conçues comme une solution à ces difficultés de situer l’usager. Le slogan « l’usager au centre du dispositif », s’il manifeste une intention politique claire, peut être lu comme le symptôme du malaise qui prévaut.

La technique est ici utilisée comme une béquille, un moyen de compensation des déséquilibres sociaux. Il est à noter que les grands outils de communication reposaient sur le même principe : le téléphone devait servir aux sourds, la télégraphie à des insuffisances d’information, l’internet devait compenser l’absence de liens entre scientifiques, etc.

.II.3. Recomposition des formes organisationnelles

Après avoir considéré l’effet de la technicisation sur les professionnalités et les catégories d’usagers, voyons ce qui se passe du côté des formes organisationnelles.

.II.3.1. L’organisation sous l’effet de nouvelles identités professionnelles

L’organisation constitue le milieu dans lequel la technique et les effets techniques vont se développer. Les éléments composant l’organisation peuvent ainsi être lus sous un point de vue différent.

Le professionnel : un « technicien »

Nous revenons, une fois encore, vers le professionnel, acteur essentiel de l’organisation. En envisageant le milieu technique dans lequel il lui revient désormais d’évoluer, il prend allure de technicien, c’est-à-dire de l’opérateur qui va actionner les différents objets techniques qui composent l’ensemble technique qu’est l’établissement ou le service.

Les outils qu’il va manipuler, selon un protocole précis, un ordre et une méthode sont, dans l’ordre chronologique de la prise en charge d’une personne :

  • Le livret d’accueil : dispositif de communication permettant de poser les premiers repères sur l’organisation et le bon usage de l’établissement et de ses prestations.
  • Les instances et procédures d’admission : dispositif d’interrelations qui met en lien des compétences disciplinaires différentes pour articuler une évaluation de la situation.
  • Le contrat de séjour, ou document individuel de prise en charge : dispositif contractuel interpersonnel qui, après une phase de négociation, détermine un programme d’action concerté.
  • Les réunions de synthèse : qui sont des dispositifs identiques aux instances d’admission, visant à une correction de la trajectoire de l’action en fonction des constats et des effets retours de l’aide engagée.
  • Les rapports écrits : mise en mots de l’action, trace repérable et conservée ou transmise.
  • L’accès au dossier : qui confère aux documents une visibilité nouvelle, sous le regard de l’usager lui-même.
  • Les avenants au contrat : compléments aux orientations initiales qui concrétisent les évolutions du projet.
  • Etc.

Il faudrait également aborder, en tant que dispositifs communicationnels et organisationnels, les instances de régulation collective de l’organisation (conseil de la vie sociale, supervisions, groupes de travail, instances de représentation salariale, etc.), les supports mobilisés (écriture, archives, transmissions, informatique, etc.) et faire ainsi un tour d’horizon de tous les aspects de l’organisation qui placent le professionnel en position de « technicien ».

Le travailleur social : un « médiateur technique »

A la différence de l’ouvrier qui utilise la machine, porteuse d’outils, pour transformer la matière brute en produit fini, le travailleur social ne s’inscrit pas dans un simple processus de transformation par l’intermédiaire de l’outil. Sa position d’utilisateur d’objets techniques est différente en ce sens que les dispositifs communicationnels qu’il utilise, n’ont pas en eux-mêmes d’action directe de transformation de l’usager, de modification de la matière première.

Le dispositif technique permet à l’usager de comprendre, de se repérer, d’objectiver sa situation personnelle et son projet, de mesurer le chemin parcouru dans une action. C’est à travers ces éléments qu’ils sont facteurs de transformation, non par leur action directe mais par l’effet de la mise en forme d’informations pour l’usager.

Dans cette perspective, le travailleur social est un médiateur entre l’usager et le dispositif communicationnel qui in-forme l’usager sur lui-même, sa situation et ses projets.

L’intervenant : un « ingénieur »

De nombreux auteurs distinguent le technicien de l’ingénieur : l’utilisateur d’un objet technique de celui qui le conçoit. En ce qui concerne le travailleur social, si nous jugeons comme des pistes de réflexion acceptables les hypothèses qui précèdent, nous pouvons aller plus loin en repérant qu’il est à la fois technicien et ingénieur.

En effet, nous l’avons vu plus haut, les formes techniques des dispositifs de communication qui organisent l’institution et ses actions ne sont pas figées. La caractéristique de l’adaptation différenciée des modes de prise en charge rend nécessaire une forte singularité des outils et dispositifs. Un objet technique, en travail social, n’est jamais totalement stabilisé, achevé.

C’est une ingénierie que de développer sans cesse de nouvelles adaptations de l’objet au gré d’utilisations différentes. En ce sens, le travailleur social peut aussi être assimilé à la figure de l’ingénieur.

.II.3.2. L’organisation sous l’effet de nouvelles techniques d’intervention

Si l’organisation se recompose sous l’impact de nouvelles postures professionnelles convoquées par le développement technique des formes d’interventions, elle se recompose aussi, plus directement, par les techniques elles-mêmes.

Le projet : un espace de médiation

Le projet est sans doute le cœur du système, interface entre toutes les composantes du dispositif. Il a une fonction réseau, mettant en lien les différents éléments qui constituent le système technique.

Le projet représente une instance de médiation qui fait lien et donne de la cohérence à l’ensemble du dispositif, qui réconcilie les tensions internes, incohérences, contradictions, ruptures et oppositions.

Le projet n’est donc pas – ou ne devrait pas être – un système stable, il fluctue au gré des mouvements, des forces qui composent et recomposent le rapport institutionnel et le rapport interne/externe. C’est peut-être la lecture que nous pouvons faire de l’obligation pour les établissements de remettre en chantier leur projet tous les cinq ans.

Le dispositif : un ensemble technique

Nous avons déjà employé l’expression plusieurs fois : l’établissement est à entendre comme un ensemble technique. C’est-à-dire la combinaison calculée et rationalisée de plusieurs éléments qui constituent un dispositif.

Si j’insiste ici sur ce point, c’est pour montrer en quoi ce regard sur les établissements et services sous l’angle d’une approche technique apporte du neuf, décape les couches culturelles dans lesquelles était engluée une approche trop exclusivement axiologique, réduisant le social aux atavismes de son histoire marquée par le divorce déjà indiqué entre culture et technique.

Le fonctionnement : l’articulation cohérente de la complexité

C’est bien la qualité du fonctionnement qui rend possible une articulation cohérente de la complexité qui caractérise les institutions du travail social.

Il est utile de rappeler ici que la complexité est liée au dispositif lui-même mais qu’elle a également à voir avec la complexité des situations sociales, psychologiques, personnelles et familiales, sociétales que sont amenées à traiter ces organisations particulières.

Le fonctionnement, est conditionné, contenu, maîtrisé, à la fois par les normes de droit qui fixent le cadre de la mission, les normes économiques et de marché qu’il ne faut pas minorer, les normes professionnelles – éthiques et déontologiques – mais aussi par leur concrétisation interne au travers de référentiels, de règles, de codes et de coutumes.

Les supports techniques : des objets sociaux

Enfin, nous devons rappeler que les supports techniques longuement évoqués ici, sont, peut-être avant toute autre chose, des objets sociaux. C’est-à-dire qu’ils signifient des rapports sociaux, qu’ils en sont les produits, les symptômes. Qu’ils en portent les contradictions, les tensions internes.

Il serait dangereux d’aborder la technicité à l’œuvre dans les établissements et services comme un fait neutre, à distance du rapport politique qui les caractérise. Nous serions là dans une vision technocratique qui entretiendrait l’illusion d’une possible neutralité des objets techniques. Cette vision positiviste doit être écartée pour rendre à ces dispositifs techniques, à leurs formes, à leurs outils, la dimension éminemment politique qui les supporte.

.II.3.3. L’organisation sous l’effet de la « société de l’information »

Pour achever l’évocation des recompositions organisationnelles à l’œuvre, il convient d’intégrer des éléments de contexte. La technicisation des processus de travail dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux est fortement dépendante, et déterminée, par l’environnement de ces institutions : « la société de l’information ».

La numérisation : un autre rapport à l’information

La généralisation massive de la numérisation de l’information, qui concerne toutes les activités sociales modifie profondément le rapport à l’information. Le code binaire, réduction atomique de toute donnée, constitue une sorte de reformatage du monde en des éléments standardisés permettant tout transfert d’information, tout traitement. C’est une grille de lecture. La simplicité du code initial permet toutes les combinaisons et ainsi des compositions extrêmement complexes. Il ne s’agit pas d’une simplification mais au contraire d’une capacité à rendre compte de la complexité du réel.

Nous ne pouvons ici nous étendre sur ce point, retenons simplement que cette forme de traitement de l’information bouleverse l’information elle-même.

La traçabilité : une autre conception des procès

Directement associée au phénomène de numérisation se trouve la question des traces. Les protocoles d’information permettent de conserver une trace complète de tout le processus informationnel.

Cette traçabilité a une incidence majeure sur la conception et la représentation des procès de travail. Du début à la fin du processus, une mémoire peut être constituée qui permet de repérer, a posteriori, les étapes, le chemin parcouru, le déroulement de l’action.

C’est une révolution pour toutes les formes de production, cela l’est aussi pour le travail social. Nous avons pu identifier, par exemple que le contrat de séjour et ses avenants successifs constituent une trace précieuse de tout le processus d’accompagnement de l’usager au cours de sa prise en charge.

La mise en visibilité : une nouvelle articulation interne/externe espace public/espace privé

Dernier effet produit par le contexte de la société de l’information : la mise en visibilité de l’institution et de l’action. Nous ne reviendrons pas sur les effets, déjà présentés, de visibilité produits par l’obligation d’évaluation ou les phénomènes de judiciarisation.

Un aspect mérite d’être relevé, c’est que ces nouvelles formes de visibilité impliquent une réarticulation entre l’interne et l’externe des institutions du social. Les murs d’enceinte sont devenus poreux, tant pour les professionnels que pour les usagers. Ce fait invite à revisiter les conceptions développées jusque là en matière de confidentialité, de transparence et de secret.

Nous assistons à un nouvel emboîtement des espaces public et privé qui se réorganisent dans des formules inédites rendant plus difficile de percevoir ce qui relève de l’un et de l’autre. L’institution dans ce contexte, et pour ce qui nous intéresse l’institution de travail social, est mise en demeure de réarticuler ses espaces de vie à la recherche de nouveaux repères.


CONCLUSION

En quoi tout ce que nous venons d’évoquer autour d’une technicisation des processus de travail social constitue un enjeu démocratique ? En quoi la mise en œuvre de nouveaux dispositifs techniques représente un usage à risque pour garantir le droit des usagers ?

Nous avons identifié la mutation des institutions dans un contexte de développement des formes techniques d’intervention. C’est le premier enjeu d’un renouvellement des pratiques démocratiques : le fond de scène.

Le détour par la question de la technique nous a permis de mesurer l’ampleur du clivage entre la culture du travail social et la culture technique permettant de relativiser les conditions du développement technique et, au moins, d’éviter toute diabolisation. C’est le second enjeu : un usage raisonné des techniques ouvre des espaces de travail plus riches au bénéfice de l’usager. En ce sens, la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale développe de nouveaux dispositifs socio-techniques d’information et de communication qui introduisent des rapports d’usage permettant à l’usager d’occuper un autre rôle : c’est le troisième enjeu.

L’incidence de ce contexte technique est déterminante, pour la recomposition des formes organisationnelles des institutions, introduisant à de nouvelles postures professionnelles, de nouvelles catégorisations des usagers. Il s’agit là d’un enjeu démocratique important car la capacité laissée aux usagers de participer à ces mutations, d’accéder à la boite noire de l’institution, est la condition de leur reconnaissance.

Aborder l’établissement ou le service social ou médico-social comme un ensemble technique articulant des dispositifs communicationnels complexes et mouvants ouvre le regard vers d’autres formes de compréhension de l’institution, libère des potentiels nouveaux de changement. C’est le dernier enjeu démocratique exposé dans ces lignes qui conditionne la capacité du travail sur autrui à évoluer vers de nouvelles pratiques.

Roland JANVIER

Le 4 mai 2005



[1] Il s’agit de l’informatisation des données des services sociaux et de Protection Maternelle et Infantile développée dans les années 70-80.

[2]  31 % des capacités d’accueil pour la petite enfance, 45 % des capacités d’accueil pour personnes âgées, 65 % dans les services de proximité et de maintien à domicile. 76 % pour les établissements et services aux personnes en difficultés, 88 % pour les enfants handicapés, 91 % pour les adultes handicapés.

[3] Mettre en œuvre le droit des usagers dans les organisations sociales et médico-sociale, Dunod, 3ème édition 2004. Voir p.256.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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